Lorsqu’il publie son livre en 2001, Bakari Kamian est, comme beaucoup de ses compatriotes, en colère. Le raidissement de la politique française en matière d’accueil des immigrés a trouvé une cible symbolique avec les Sans papiers maliens, qui figurent en majorité parmi les quelque 200 occupants, évacués par la force en 1996, de l’église saint-Bernard, dix ans après le fameux charter d’expulsés (les 101 Maliens, en 1986) symbolisant les années « Pasqua » * de lutte contre l'immigration illégale.
Les Maliens ne sont pas, loin s’en faut, les seuls immigrés en situation irrégulière en France, mais leur communauté historiquement importante est renforcée par l’afflux incessant de jeunes clandestins à la recherche d’une vie meilleure. Le traitement peu bienveillant qui leur est réservé, ajouté aux difficultés grandissantes d’octroi des visas pour la France pour toutes les catégories de population, choque le sentiment national, et des voix désormais s’élèvent pour le rappeler : on expulse les fils et les petits-fils de tant de Maliens morts naguère pour la France.
Discrimination
La « dette de sang oubliée », selon la formule de Bakari Kamian, touche à une autre réalité qui enfle dans ces années-là : il s’agit du problème des pensions et retraites dues par la France à ses anciens combattants d’Afrique subsaharienne. Celles-ci, depuis l’Indépendance, sont peu ou prou gelées à un niveau qui ne tient pas compte de l’évolution du coût de la vie : cette « cristallisation » constitue une discrimination de plus en plus flagrante par rapport aux pensions des anciens combattants métropolitains, réduisant certains anciens tirailleurs à une quasi mendicité. La décristallisation partielle de 2007 apporte une réponse, tardive et incomplète, à cette situation.
Des tranchées de Verdun à l'église Saint-Bernard de Bakari Kamian entend remettre en lumière, dans cette phase particulière des relations entre la France et l’Afrique, le rôle des tirailleurs africains dans la défense de la France durant les deux grands conflits mondiaux du XXe siècle. Si l’actualité a donné un relief à un tel travail de mémoire, celui-ci répond aussi à un constat : en France comme en Afrique, où les générations comme les dirigeants ont changé, on tend à oublier ce que l’on doit à cette mémoire commune et à l’engagement, sur plus d’un siècle, de ces dizaines de milliers de combattants noirs aux côtés des Français, dont beaucoup ont trouvé la mort sur les champs de bataille de plusieurs continents.
Des tirailleurs « sénégalais » majoritairement soudanais ou voltaïques
L’autre mérite de l’ouvrage, qui compile les données historiques déjà accumulées, complétées par un patient travail d’investigation dans les archives militaires et maliennes, est de souligner ce fait, tellement évident pour les connaisseurs qu’on oublie de le mentionner : à savoir qu’en vérité les tirailleurs dits « sénégalais » furent, majoritairement, des tirailleurs soudanais ou voltaïques. C'est-à-dire issus des territoires qui composaient les possessions coloniales du Haut Sénégal-Niger, devenu par la suite le Soudan français, lequel fut un vaste réservoir pour le recrutement.
Ce sont ces mêmes tirailleurs soudanais qu’on retrouva dans toutes les conquêtes coloniales, jusqu’à Madagascar, jusqu’à Fachoda (1895) où ils s’illustrèrent dans la célèbre mission Marchand, notamment aux côtés du général Mangin, le théoricien de la Force noire qui avait fait ses premières armes au Soudan. Ils s’illustrèrent sur tous les théâtres européens de la Première et de la Seconde guerre mondiale, et constituèrent une bonne part des engagés volontaires dans les opérations d’après guerre, de l’Indochine à l’Algérie.
Si des expressions trop fortes pour ne pas être excessives émaillent le texte (Bakari Kamian y parle d’« holocauste », et reprend à son compte la formule contestée de « chair à canon » pour désigner l’utilisation des tirailleurs africains dans les affrontements spécialement meurtriers de la Première Guerre), les données factuelles recueillies ne sont pas contestables. Quant aux appréciations concernant les conséquences économiques durables, pour le Mali, de la mise en place dans les colonies d’une économie de guerre – qui commence par le prélèvement humain –, elles sont matière à débat.
Il reste enfin que cet ouvrage vise à une prise de conscience globale, et celle-ci concerne au premier chef les Maliens : il faut se garder d’occulter une si longue page d’histoire, qui a laissé des traces profondes dans les familles maliennes, a certainement marqué de son sceau la vie politique après l’indépendance, et fait partie d’un patrimoine essentiel à la construction de l’identité nationale.
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* Charles Pasqua est ministre de l'Intérieur dans le gouvernement J. Chirac 1986-1988 et le gouvernement E. Balladur 1993-1995.
Bakari Kamian, Des tranchées de Verdun à l'église Saint-Bernard, éditions Khartala, 2001