Narendra Modi en Israël: enjeux et limites d’un rapprochement «historique»

Le Premier ministre de l’Inde Narendra Modi effectue en ce moment même une visite d’Etat de trois jours en Israël. Premier déplacement d’un chef du gouvernement indien dans l’Etat hébreu, cette visite constitue un tournant majeur pour la diplomatie de New Delhi. Or ce bouleversement n’est pas sans risque pour les intérêts indiens traditionnels au Moyen-Orient.

« Longtemps, les relations de l’Inde avec Israël se sont apparentées à celles qu’un homme marié entretient avec une maîtresse qu’il dissimule pour protéger sa réputation », écrit le journaliste Olivier Da Lage dans son récent ouvrage sur la politique étrangère du géant asiatique : L’Inde : Désir de puissance (Armand Colin). D’où sans doute l’importance de la visite historique que le Premier ministre indien Narendra Modi effectue depuis le mardi 4 juillet 2017 en Israël où il a été accueilli avec solennité et chaleur exceptionnelles. Le gouvernement israélien – y compris le Premier ministre Benyamin Netanyahu – était au complet, au tarmac de l’aéroport, pour recevoir cet hôte de marque. D’une certaine façon, cette toute première visite d’un chef de gouvernement indien en Israël officialise la relation « morganatique » entre les deux Etats, dont les débuts ne datent pas d’hier.

C’est en 1950 que l’Inde a reconnu l’Etat d’Israël, mais il va falloir attendre 1992 pour que les deux Etats établissent des relations diplomatiques normales. Ce retard s’explique par la proximité de New Delhi avec les Palestiniens et le monde arabe au sein du mouvement des non-alignés. En 1967 et 1973, durant les deux guerres israélo-arabes, l’Inde a soutenu le camp arabe, avant de devenir en 1975 le premier pays non arabe à autoriser l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) à ouvrir un bureau sur son territoire. En 1988, elle a reconnu l’Etat palestinien, après la déclaration d’indépendance du Conseil national palestinien.

Chose moins connue, l’Inde a coopéré parallèlement, en fait dès les années 1960, avec l’Etat hébreu tant dans le domaine de renseignements que d’approvisionnement d’équipements militaires, et cela malgré l’absence de liens officiels entre les deux pays. L’établissement des relations diplomatiques en 1992 entre les deux capitales s’inscrit dans un vaste processus de redéploiement par le pouvoir indien de sa politique étrangère suite à la disparition de l’URSS dont l’Inde fut un partenaire privilégié pendant toute la période de la guerre froide. « Dans ce contexte de reconfiguration de sa diplomatie, le rapprochement avec Israël avait aussi un objectif caché, qui était celui de s’attirer les bonnes grâces de Washington », expliqueChristophe Jaffrelot, spécialiste de l’Inde et professeur à Sciences-Po, Paris.

Ethno-nationalisme

Un quart de siècle s’est écoulé depuis le 29 janvier 1992, date à laquelle le Premier ministre indien de l’époque Narasimha Rao, issu du parti du Congrès, a officialisé les relations diplomatiques entre l’Inde et Israël. En l’espace de deux décennies, la vie politique, qui a été longtemps dominée en Inde par le Congrès, a beaucoup évolué. Le Premier ministre Narendra Modi, venu commémorer à Tel- Aviv le vingt-cinquième anniversaire de l’établissement des relations diplomatiques indo-israéliennes, appartient au Bharatiya Janata Party (BJP, parti du peuple indien) formation prônant le nationalisme hindou, au pouvoir à New Delhi depuis trois ans.

Or si c’est sous le gouvernement du Congrès qu’Israël a ouvert son ambassade à New Delhi, c’est l’arrivée au pouvoir du BJP, la première fois en 1998, qui a donné le véritable coup d’accélérateur aux relations indo-israéliennes, accélération favorisée par la guerre indo-pakistanaise de Kargil qui éclate en 1999. Sous-équipée, l’Inde souffre alors de l’embargo dont elle fait l’objet depuis un an suite à ses essais nucléaires. Israël lui sauve la mise en lui vendant tous les armements et équipements militaires dont elle avait besoin, faisant fi de l’interdiction imposée par la communauté internationale. Pour le remercier, le gouvernement du BJP a reçu en 2003Ariel Sharon qui demeure encore aujourd’hui le seul chef du gouvernement israélien à s'être rendu en Inde.

« Ce rapprochement entre le BJP et Israël s’explique par les origines historiques communes entre le sionisme et l'ethnonationalisme hindou dont les premiers idéologues voulaient voir le modèle théocratique s'appliquer à l'Inde », déclare Nicolas Blarel, enseignant-chercheur à l’université Leyde dans les Pays-Bas et l’auteur de plusieurs livres sur les relations indo-israéliennes. Bras politique du mouvement hindouiste, le BJP qui est né au XXe siècle, rêve toujours de transformer l’Inde laïque et multiculturelle fondée par les pères fondateurs (Gandhi, Nehru) en un Etat hindou, où les minorités religieuses n’auront plus droit à la parole.

Une obsession d’émulation

Ce parti a peut-être trouvé en Narendra Modi son zélateur le plus déterminé. Nourri dès son adolescence des idéaux pro-hindouistes, ce dernier a engagé le pays, depuis son élection à la primature en 2014, dans une politique identitaire dangereuse. Elle diffuse parmi la population la vision paranoïaque d’une nation de 1,2 milliard d’habitants, assiégée de l’intérieur, notamment par sa minorité musulmane forte de quelque 180 millions d’hommes et femmes, et encerclée à l’extérieur par des voisins hostiles : Bangladais, Pakistanais, Chinois…

C’est dans ce contexte que prend tout son sens le rapprochement indien avec Israël, pays que Narendra Modi fréquente depuis 2006 et dont il a fait l’éloge pour ses extraordinaires réalisations dans les domaines de l’agriculture, la technologie et surtout la défense.. « Si Modi est le Premier chef du gouvernement indien à se rendre en Israël, c’est parce qu’il considère que le régime israélien et son propre gouvernement sont en train de mener une politique convergente face à un sentiment d’encerclement ou de menace du type islamiste», affirme Jaffrelot. « Ce voyage traduit également, renchérit Nicolas Blarel, une admiration pour la stratégie sécuritaire grâce à laquelle Israël a su prospérer dans une région difficile face à des voisins hostiles. Une stratégie que Narendra Modi veut adopter afin de mieux défendre les frontières indiennes. »

L'obsession d’émulation de la stratégie sécuritaire est à l’origine de l’intensification de la vente d’armes et d’équipements militaires sophistiqués à l'Inde par Israël depuis le retour au pouvoir du BJP à New Delhi. En l’espace de trois années, l’Inde est devenue, avec ses achats de matériels militaires de l’ordre d’un milliard de dollars par an, le principal client d’Israël dans ce domaine. Les contrats portent sur la fourniture de missiles, de systèmes de défense et de technologies de communication et, comme l’explique Christophe Jaffrelot, ces importations vont de pair avec « ce sentiment de plus en plus fort dans les milieux dirigeants indiens que les affinités qui relient l’Inde et Israël ne sont pas seulement militaires, mais aussi idéologiques. » « Cela implique, poursuit le spécialiste, l'existence d'un agenda stratégique commun, qui inclut la crainte de l’islamisme, pour ne pas dire l’islam, et la nécessité pour les démocraties de faire face ensemble à cette menace ».

Les commentateurs ont aussi souligné l’absence de l’étape palestinienne dans ce voyage « inédit », en rupture avec ce protocole quasi-obligatoire pour tout visiteur étranger en Israël. « Cette rupture n’en est peut-être pas une » pour Nicolas Blarel, qui rappelle qu’avant de partir pour Israël, le Premier ministre indien avait reçu à New Delhi le président palestinien pour lui redire le soutien de l’Inde à la création d’un Etat palestinien. « L’Inde a traditionnellement soutenu, rappelle le chercheur, la cause palestinienne et elle a de gros intérêts au Moyen-Orient que Narendra Modi est trop fin diplomate pour les sacrifier pour les beaux yeux de son ami Benyamin Netanyahu, malgré leurs affinités réelles.» Et d'ajouter: « En prenant tout son temps pour effectuer ce déplacement à Tel-Aviv, au lieu de s’y précipiter dès après son élection en 2014, il signale à ses partisans à mettre une geste de prudence dans leur rhétorique de rapprochement avec Israël. »

Un appel à la prudence que Benyamin Netanyahu a relevé à sa façon, en rappelant pendant une conférence de presse commune avec son homologue indien: « Les bons mariages se font toujours au ciel »!


Livres par les auteurs cités dans l'article:

(1) Christophe Jaffrelot:  (voir toutes ses publications en cliquant sur son nom)

(2) Nicolas Blarel: India's Israel policy: Continuity, change and compromise since 1992. Oxford University Press.

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