K.E. Bitar : le pouvoir irakien est actuellement totalement impuissant

Après avoir renforcé leur emprise sur les provinces du nord et de l’ouest de l’Irak, les jihadistes de l’EIIL, l’Etat islamique en Irak et au Levant, avancent en direction de Bagdad. Devant cette avancée vers la capitale, l'ayatollah Ali al-Sistani, la plus haute autorité religieuse chiite d’Irak a appelé ce vendredi 13 juin la population à prendre les armes. De son côté, le gouvernement Maliki affirme avoir mis en place un plan de sécurité pour défendre Bagdad. Un gouvernement et un état-major qui ont jusqu'à présent font preuve d'une totale incapacité. C'est l'analyse de Karim Emile Bitar, chercheur associé à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques. Il est l’invité de RFI.

RFI: Karim Emile Bitar, vous êtes chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques. Est-ce que la chute de Bagdad est inéluctable ?

Karim Emile Bitar : Elle n’est pas inéluctable mais elle est malheureusement possible, ce n’est pas totalement exclu comme on le pensait il y a deux trois semaines, nous sommes véritablement dans un désastre stratégique sans précédent qui aura des conséquences sur le long terme aussi bien en Irak que dans les pays voisins puisque ces pays sont devenus des vases communicants. C’est une nouvelle phase qui est en train de s’ouvrir et on est en train de payer le prix d’une succession d’erreurs stratégiques depuis 2003 et malheureusement il n’y aura aujourd’hui que difficilement un retour en arrière.

Aujourd’hui, le gouvernement irakien dit préparer un plan, on a un petit peu l’impression de voir les autorités confinées et ne contrôler absolument rien en dehors de cette capitale.

Absolument, aussi bien le gouvernement que l’armée ont fait preuve d’une assez surprenante incompétence durant ces derniers jours. On connaissait l’autoritarisme de monsieur Maliki, on savait que son autoritarisme avait excité un sentiment d’humiliation et de revanchisme au sein de la communauté sunnite, mais on pensait, un tant soit peu, qu’il saurait maîtriser ses propres troupes. Or ce sont aujourd’hui ses propres troupes qui sont dans un véritable état de débandade et il devra s’appuyer sur un soutien qu’il sollicite des Etats-Unis mais également sur un soutien iranien et cela conduira donc à un accroissement de l’influence iranienne dans un pays qui est déjà fortement sous l’influence de Téhéran.

Ce matin, l’ayatollah Sayyid Ali Husaini al-Sistani lance un appel à la population pour que les chiites prennent les armes. Là c’est véritablement une guerre civile qui se profile…

Cet appel est d’autant plus inquiétant que Sistani avait adopté des attitudes beaucoup plus ambiguës au moment du combat contre les troupes américaines, il était resté beaucoup plus en retrait. Donc là on est véritablement, en effet, dans une situation où l’exacerbation des sentiments communautaires peut à nouveau faire basculer l’Irak. On n’a pas été capable dans les dernières années d’aller vers des politiques plus inclusives et d’associer la communauté sunnite au gouvernement. On a persécuté un certain nombre de personnalités de cette communauté et aujourd’hui on en paye le prix fort. Et cela va resurgir également sur le territoire syrien puisque certains se prennent à rêver aujourd’hui d’une restauration sunnite simultanée à Téhéran et à Damas. Et donc c’est un axe sunnite qui affronte un axe chiite sur toute l’échelle régionale et malheureusement on voit mal comment on pourrait en sortir vers le haut.

Mais en fait, on est proche avec cet appel de l’ayatollah Sayyid Ali Husaini al-Sistani de ce qu’avait lancé Nouri al-Maliki qui avait dit [vouloir] « former des unités de volontaires, une alliance des tribus », est-ce que c’est crédible ?

Là-dessus justement Maliki semble réaliser qu’il avait commis une erreur en stoppant le financement des brigades de la Sahwa, ces brigades sunnites qui avaient été financées et armées par les Etats-Unis et qui avaient elles-mêmes combattu al-Qaïda durant les années 2004 à 2007. Lorsque le financement s’est tari, certains des membres de ces brigades ont fini par rejoindre eux-mêmes l’Etat islamique en Irak et au Levant, (EIIL), et on se rend compte aujourd’hui qu’on est dans une situation de confusion totale. On trouve des anciens baasistes, donc supposément des nationalistes arabes laïcs qui combattent avec l’Etat islamique en Irak et au Levant, qui est un mouvement sunnite fondamentaliste transnational. Donc, il y a la dimension de grand banditisme qui est encore plus importante que la dimension idéologique, c’est souvent des questions de répartition des richesses et de répartition des dépouilles entre les communautés et les tribus qui sont au cœur de la situation en Irak.

Des influences complexes, que sait-on de leur nombre ?

Alors c’est difficile à dire, c'est-à-dire qu’il y en a beaucoup qui viennent de l’étranger, il y en a beaucoup qui étaient en marge de ces mouvements et qui sont en train de les rejoindre. Aujourd’hui, on prend le wagon en route en quelque sorte. Ces avancées fulgurantes au sein des dernières 48 heures vont peut-être conduire certains indécis à rejoindre ce mouvement, mais il ne faut pas non plus sous-estimer la capacité de résistance d’une certaine société irakienne qui refuse ce vernis communautaire tellement marqué. Et il y a quand même en Irak beaucoup de gens qui souhaitent continuer à vivre ensemble dans une formule éventuellement fédérale, mais qui ne souhaitent pas aller vers un affrontement ouvert. Donc, c’est le fait qu’aussi bien Maliki que certains leaders d’autres communautés ont surestimé leurs forces, ont pensé qu’ils pouvaient marginaliser les autres communautés qui nous a amenés au désarroi actuel. Et on ne pourra en sortir que par un rééquilibrage des positions entre les différentes communautés.

Et au nombre de ces communautés, il y a aussi les Kurdes. Ils contrôlent aujourd’hui Kirkouk. Est-ce que les jihadistes pourraient s’attaquer justement à ces Kurdes qui ont pris le pas sur les autorités gouvernementales ?

Ils ont en fait déjà commencé à attaquer les Kurdes, précisément parce que les Kurdes sont les plus à même, aujourd’hui, d’endiguer cette poussée de l’Etat Islamique en Irak et au Levant. Les Peshmerga sont particulièrement bien armés et bien équipés par les Etats-Unis, ils sont disciplinés. Il y a 250 000 hommes qui sont capables aujourd’hui de réagir. Et par rapport à l’incompétence qu’a montrée l’armée officielle irakienne, les Peshmerga sont en situation de force. Donc ils vont bien évidemment se servir de cette position de force pour ancrer leurs avantages acquis sur le terrain et là aussi il n’y aura pas de retour en arrière et on va vraisemblablement vers un accroissement de l’autonomie kurde qui est déjà considérable.

Aujourd’hui 49% des investissements en Irak ont lieu dans la région du gouvernement régional du Kurdistan et c’est une région où ils ont fait preuve de compétences dans la gestion des affaires politiques et économiques que dans le reste de l’Irak. Donc, le positionnement des Kurdes sera décisif et s’ils exploitent habilement la situation. Ils seront les grands vainqueurs, un siècle après les accords de Sykes-Picot dont ils avaient été exclus.

Propos recueillis par Caroline Paré

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