Pour Joseph Bahout, le Liban est une «une annexe de la scène syrienne»

Un double attentat a dévasté les abords de l'ambassade d'Iran à Beyrouth ce mardi 19 novembre. Au moins 23 personnes ont été tuées, des dizaines d'autres blessées. Un double attentat revendiqué par un groupe jihadiste. Pour Joseph Bahout, enseignant et chercheur associé à Sciences-po Paris, le Liban est pratiquement devenu une arrière-cour de la Syrie.

RFI : Un attentat cet été en banlieue sud de Beyrouth, fief du Hezbollah, une riposte contre une mosquée sunnite peu après, ces explosions ce mardi 19 novembre. Le Liban est-il selon vous, reparti dans une série d’attentats ?

Joseph Bahout : La série n’a pas commencé aujourd’hui. Ça fait quand même un moment que le Liban est secoué par une série d’explosions. Cet été, deux attentats ont touché la banlieue sud, un autre à Tripoli.

Ce qui est quand même frappant dans l’attentat de ce matin, c’est que c’est la première fois depuis probablement une quinzaine d’années ou plus, qu’il s’agit d’un attentat-suicide. Les deux voitures ou les deux engins qui ont explosé contre l’ambassade iranienne étaient conduits par des suicidaires. C’est une gradation de plus,

Sans rentrer dans les détails techniques, je crois que c’est la preuve que le Liban est rentré depuis un moment - comme on s’y attendait, comme on le prévenait -, complètement dans la spirale de la violence syrienne. Cet attentat survient à un moment où l’implication de l’Iran sur le terrain syrien, à travers le Hezbollah et les combattants irakiens, est devenue extrêmement flagrante et grandissante.

Mais aussi il survient au moment où les négociations entre l’Iran et la communauté occidentale autour du dossier nucléaire iranien sont en train de rentrer probablement dans la phase finale la plus serrée. Dans ce contexte, il est alors très difficile de savoir quelle est exactement la part politique derrière cet attentat. Mais je pense qu’il faut le lire complètement, à la lumière des développements régionaux qui sont en train de prendre une accélération très forte ces derniers jours.

Justement, vous le disiez, une fois de plus, le Liban est rattrapé par des conflits extérieurs. Sert-il vraiment de caisse de résonance ?

Ça a toujours été malheureusement la vocation de ce pays, c’est une caisse de résonance régionale. Mais là il s’agit de bien plus. Depuis le début de la crise syrienne et depuis, surtout, sa spirale violente et sanglante, le Liban est devenu pratiquement l’arrière-cour, voire pratiquement une annexe de la scène syrienne.

Donc ce qui se passe aujourd’hui n’est qu’un acte de plus de ce qui se déroule entre Tripoli, la Bekaa et ailleurs. C'est-à-dire que le Liban, va probablement être progressivement happé par la violence physique qui se passe en Syrie. Et il s’agit de voir maintenant si les batailles qui se dessinent dans la banlieue de Damas dans les semaines qui viennent ne vont pas complètement embraser les régions limitrophes de la Syrie, c'est-à-dire la Bekaa Ouest.

L’attentat de ce matin est probablement lié aux préparatifs de cette bataille puisque les derniers jours il était évident que des experts iraniens, des forces du Hezbollah, étaient en train de préparer cette bataille de Qalamoun, c'est-à-dire cette bataille dans la banlieue de Damas.

Très probablement l’attentat d’aujourd’hui est une sorte de geste, disons d’avertissement à l’Iran sur la limite à ne pas dépasser sur le terrain syrien. Si c’est le cas, je crois que ce genre d’action et les ripostes à ces actions, vont probablement se multiplier sur le terrain libanais et peut-être demain irakien.

Vous parliez là du soutien de Téhéran au régime de Damas, ces deux attentats de ce matin n’ont pas été revendiqués. L’Iran, de son côté, accuse Israël. C’est aussi une option ?

C’est une option, évidemment. C'est-à-dire qu’on ne peut jamais écarter aucune piste dans ce genre de situation. La question de l’accusation est une question un tout petit peu rhétorique. Vous savez que dans cette région il y a une sorte d’abécédaire qui est un tout petit peu rodé. C’est-à-dire que les attentats de ce type-là sont tout de suite attribués à l’une et l’autre partie selon celle qu’elle a visée.

Ce qui est plus intéressant, à mon avis, que la déclaration iranienne, c’est la déclaration assez immédiate après l’explosion du ministre de l’Information syrien, qui lui dit carrément que « l’odeur des pétrodollars se dégage de cet attentat ». Ce qui est quand même une accusation bien plus intéressante et bien plus directe à l’égard probablement de l’Arabie Saoudite, qui est aujourd’hui ouvertement dans la confrontation avec l’Iran sur le terrain syrien et dans la confrontation avec l’Iran sur le terrain international.

Joseph Bahout, politiquement, depuis le début de la guerre en Syrie, le gouvernement d’union libanais avait réussi à se contenir, à travailler ensemble. Cela a duré un an. Depuis le mois de mars, c’est beaucoup plus chaotique. Est-ce que cet attentat va accélérer les choses ?

Les choses sont déjà accélérées dans la mesure où il n’y a plus de gouvernement. Le gouvernement est démissionnaire depuis un moment. Il n’y a pas de possibilité aujourd’hui de formation d’un nouveau gouvernement justement à cause de ce que l’on vient d’expliquer. C’est à dire à cause du veto mutuel entre les forces - pour caricaturer ou aller vite - à majorité sunnite et les forces à majorité chiite des deux camps opposés libanais, évidemment avec leurs parrains régionaux, c'est-à-dire Syrie-Iran d’un côté, Arabie Saoudite de l’autre. Donc, il n’y a pas de formation de gouvernement possible aujourd’hui. Le vide politique s’est installé à Beyrouth. Ce qui est à craindre c’est que ce vide politique n’ouvre la voie à un vide sécuritaire. L’attentat de ce 20 novembre le laisse penser. Dans un cas comme celui-là, le pays est ouvert évidemment à tous les périls.

Il y a aussi une échéance à venir, une élection présidentielle qui se présente donc plutôt mal. Est-ce que le Liban a encore les moyens de faire appel à une médiation ?

Justement, lorsqu’on parle de vide politique, on est dans cette série-là. Juste pour vous donner une idée ; nous sommes dans un pays, dont nous le disons, le gouvernement est démissionnaire sans remplacement, le Parlement est aujourd’hui en prorogation puisque son mandat échoit au mois de juin, il n’y a pas de possibilité d’élection. Le président de la République arrive à son terme, dans les mois qui viennent, et il n’y aura probablement pas de possibilité d’élection.

C’est la même chose aussi pour les institutions sécuritaires, puisque le mandat du commandant en chef de l’armée au Liban - c’est une position extrêmement importante - arrive aussi à son terme très bientôt, il va aussi être probablement être prorogé. C'est-à-dire qu’on est dans un pays où le vide politique est en train de s’accroître. Nous sommes dans un pays où les institutions sont pratiquement aujourd’hui toutes en prorogation et en prolongation artificielle. La médiation, elle, est toujours possible, mais il s’agit de voir d’où elle émanerait, de quel parti.

D’habitude les médiations au Liban sont le fait des puissances arabes, généralement des puissances du Golfe parfois en accord avec l’Iran. Mais aujourd’hui, justement, au vu du bras de fer qui est en train de se jouer - un bras de fer mortel - entre les pays du Golfe, l’Iran et d’autres parties et essentiellement en Syrie et au Liban, on voit très mal quelle pourrait être la partie médiatrice. Ça pourrait bien sûr être une partie occidentale comme en 2008, mais elle a toujours besoin d’un relais régional, et c’est justement ce relais régional qui aujourd’hui fait très cruellement défaut.

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