Frédéric Encel sur RFI: «Les autorités libyennes craignent une déstabilisation de la part des salafistes»

Depuis jeudi 14 février, et jusqu’au 18 février, la Libye a fermé ses frontières terrestres avec la Tunisie et l’Egypte et suspendu certains de ses vols internationaux. Ces mesures apparaissent à l’approche de l’anniversaire du début de la révolte qui avait conduit, il y a deux ans, à la chute de Mouammar Kadhafi. Le soulèvement était parti de Benghazi dans l’est de la Libye. Des appels à manifester ont eu lieu dès ce vendredi, avec des revendications aussi diverses que contradictoires, qu’il s’agisse d’en finir véritablement avec les personnalités issues du régime du colonel Kadhafi ou bien de contester les dirigeants qui sont aujourd’hui au pouvoir à Tripoli.Frédéric Encel est maître de conférence à Sciences-Po Paris. Il répond aux questions de Caroline Paré.

RFI : Quelle est aujourd’hui la revendication principale des Libyens ?

La principale revendication des Libyens, c’est le social. Je le répète parce que c’est important : c’est le social. Ne croyez pas que j’en fasse beaucoup parce que je suis moi-même un militant ou un syndicaliste. Je sais entendre chez les politologues que lorsqu’un pouvoir central, un Etat notamment, n’assume pas suffisamment son rôle premier, primordial, pratiquement philosophique, consistant à assurer a minima la subsistance de sa population, ce sont les extrémistes qui l’emportent. Regardez ce qui se passe non seulement en Libye mais en Tunisie, en Egypte, au Yémen, dans presque tous les États arabes qui ont connu ce « printemps arabe ». On a vu que le facteur de rébellion ou de mécontentement principal portait sur le social, le socio-économique. C’est la raison pour laquelle les Ikhwan, les Frères musulmans, qui eux parlaient de social pendant des décennies, sont arrivés au pouvoir.

Qu'est ce que cela veut dire, aujourd'hui ? Qu'est-ce qui manque le plus ? Le travail, de l’argent pour l’éducation, pour la santé, etc. ?

Tout ce que vous venez de dire est juste en Tunisie ou en Egypte, mais pas du tout en Libye. La Libye est un Etat extrêmement riche en gaz naturel, en pétrole. La Libye, c’est plus de 2% des exportations de brut mondial. Au prix où est le brut aujourd’hui, pour nourrir environ 6 millions de personnes, ce n’est absolument pas l’argent qui manque, mais la bonne redistribution de cette manne permanente d’une part - ce que ne faisait évidemment pas la dictature de Kadhafi -, et d’autre part ce sont des investissements dans le social, l’économie et le high-tech. Lorsque vous avez une économie mono-exportatrice (gaz, pétrole, agriculture, tourisme, etc.), ça ne suffit pas. Il faut absolument avoir de l’industrie lourde ou légère, mais de l’industrie qui rapporte, donc fabriquer des produits à haute valeur ajoutée. Et malheureusement, dans ces États là, et en Libye en particulier, aujourd’hui c'est surtout la formation qui fait défaut. Les instituts, les écoles, les corpus de formation - notamment en école d’ingénieurs - sont beaucoup trop faibles, voire inexistants.

Problèmes d’organisation, de redistribution des richesses, mais aussi bien sûr de sécurité. Est-ce que pour ces célébrations, les autorités craignent des tentatives de déstabilisation ?

Certainement, mais les autorités craignent moins le retour à d’anciens dignitaires ou d’anciens militants pro-kadhafistes. Pour l’instant, ils ne se sont pas encore réorganisés car en général, ils sont en exil ou en prison. En outre, très franchement, la population a quand même un assez sale souvenir de Kadhafi.

Elles craignent une déstabilisation de la part des salafistes. Il faut bien considérer aujourd’hui que nous rentrons dans les pays arabes et en Libye en particulier dans ce que j’appelle une « nuit des longs couteaux » entre les Frères musulmans et leurs alliés conservateurs d’une part, et d’autre part, les salafistes qui sont des extrémistes, des fanatiques souhaitant revenir à ce qui existait - dans leur vision fantasmatique - au VIIe siècle.

Cela se voit de plus en plus, dans la rue, mais également au niveau des revendications institutionnelles en Libye, en Egypte et en Tunisie. Le vrai danger, par conséquent, pour les autorités libyennes aujourd’hui, ce serait une poussée de fièvre de salafistes dont la branche jihadiste évidemment. Rappelons que la Libye se voit entourée de pays - y compris d’ailleurs au Sahel -, qui sont en proie à des tentatives de déstabilisation jihadiste.

Précisément, après 40 ans de dictature Kadhafi, nous assistons à cette émergence des mouvements extrémistes. Où en est aujourd’hui le paysage politique libyen ? Existe-t-il une alternative ?

C’est vraiment une question fondamentale. L’alternative pour l’instant, nous la cherchons. Pourquoi ? Parce que dans une dictature qui vous interdit strictement de faire de la politique, il n’y a pas de création d’offre politique. Nous avons bien vu lors des élections de 2012 que l’offre politique est extrêmement faible.

Une démocratie, ce n’est pas seulement un bulletin de vote dans une urne à un certain moment. C’est tout un apprentissage, et les Européens n’ont pas de quoi faire les malins. Les Français tout particulièrement, puisqu'avec notre révolution française, nous avons attendu un gros siècle pour qu’il y ait vraiment une offre politique droite-gauche, socio-démocrate, chrétiens-démocrates, extrême gauche.

Et aujourd’hui en Libye, il est beaucoup trop tôt pour que s’instaure un paysage politique riche, toute une palette de propositions. C’est en train de se créer. Mais pour l’instant, c’est encore très faible et c’est pour cela que c’est une transition, qui est dangereuse, parce que très fragile. Et si les frères musulmans et leurs alliés ne parviennent pas à assurer cette subsistance et cette sécurité à la population, l’armée va revenir au pouvoir. Et on entamera une phase longue malheureusement sans doute d’instabilité institutionnelle permanente.

Frédéric Encel a notamment signé l’ouvrage Comprendre la géopolitique, édité en 2012 aux éditions du Seuil.

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