A quand remonte votre intérêt pour Alexandre le Grand ?
A 2001-2002. Au lycée, j’avais comme tout le monde appris l’histoire d’Alexandre. Je connaissais Bucéphale et je savais que le lieu d’enterrement de ce grand héros antique restait – et reste encore aujourd’hui - inconnu des historiens. Il y a dix ans, j’ai publié Le Tigre bleu de l’Euphrate : un monologue mettant en scène le dernier jour de la vie d’Alexandre. A l’occasion, je me suis vraiment rendu compte à quel point cette figure était complexe, immense, [et qu’il y a, ndlr] mille et une manières de l’aborder. Le personnage suscite fascination et horreur. Il était à la fois un stratège, un visionnaire et un monstre. C’est cette dualité du personnage qui le rend si fascinant.
Pour seul cortège n’est pas un roman historique.
Si quelqu’un veut connaître comment Alexandre a grandi, vécu et régné, il ne faut surtout pas qu’il lise mon livre. Pour seul cortège est un objet de fiction. Le roman historique a pour mission d’être fidèle à un passé documenté, archivé. Ce n’était pas du tout mon projet, ni l’approche que j’ai privilégiée. Mon Alexandre le Grand est un personnage de la mythologie, qui n’est pas corseté par le souci de la véracité historique.
Comment avez-vous travaillé ?
A partir des zones d’ombre de l’histoire, notamment l’énigme du tombeau introuvable et celle de Dryptéis, la princesse perse, fille de Darius. On sait qu’elle a existé, mais pas comment elle a fini. Le roman est construit comme un dialogue entre elle et Alexandre. Elle va conduire Alexandre à faire le choix d’être abandonné comme les Zoroastriens à la tour du silence où les oiseaux viennent se nourrir de sa dépouille. Cette hypothèse, totalement imaginaire, correspond au désir de dépossession et de dissolution dans le monde qui animait Alexandre à la fin de sa vie.
Pourquoi avez-vous fait de cette idée de dépossession et de dissolution l’un des axes majeurs de votre lecture de la vie d’Alexandre le Grand ?
Parce que cette idée me semble être une des clés possibles aux questions qui taraudaient Alexandre. Qui est-il ? A qui appartient-il ? Pourquoi aller de l’avant ? Alexandre était un anti-Napoléon. Il ne faisait pas la guerre uniquement pour soumettre les peuples ou pour affirmer sa supériorité militaire ou civilisationnelle. Sa course vers l’Est ressemble à une quête existentielle, animée par la soif de je ne sais quoi. C’est sans doute parce qu’il sut s’identifier aux mondes qu’il avait conquis qu’il n’était plus à la fin de sa vie le Macédonien qu’il était au début de sa carrière, le grand conquérant macédonien, le porte-étendard de son pays. Chemin faisant, sa perspective change. Et il va jusqu’à proposer de mélanger les peuples.
C’est du multiculturalisme avant la lettre !
C’est Alexandre qui lança la mode des couples mixtes en organisant les noces de Suse où 10 000 Macédoniens s’unirent lors d’une cérémonie publique à 10 000 jeunes filles perses ! L’objectif était de créer une civilisation métisse, dont les ressortissants seraient des sang-mêlé, un peu Macédoniens et un peu Perses. Evidemment, il y a une grande part d’utopie dans ce geste, mais il n’en reste pas moins politiquement fascinant. Cela dit, ces initiatives n’étaient pas du goût des généraux et des soldats macédoniens. Ils ont râlé. Ils n’avaient pas fait tout ce chemin pour se mélanger aux Perses !
Qui était « Chandragupta » - titre du dernier chapitre de votre roman ?
Alexandre avait combattu les Perses, mais aussi les Indiens. Le point de friction entre les Indiens et les Grecs m’a toujours intéressé. Chandragupta était le fondateur d’une nouvelle dynastie de l’Inde du nord à la fin du IVe siècle avant notre ère. Son armée aurait repoussé les troupes macédoniennes. Chandragupta était plus jeune qu’Alexandre. Les deux hommes ne se sont pas rencontrés, mais il a dû entendre parler d’Alexandre dans sa jeunesse. Il a vécu dans la menace de cet envahisseur venu de l’Occident et l’a utilisé habilement pour unifier les principautés de l’Inde du nord. J’ai rapproché les deux personnages. Tout comme Alexandre, Chandragupta réalisa des exploits hors du commun à un très jeune âge, avant de renoncer à son empire et de se retirer semble-t-il dans un monastère. J’ai imaginé Chandragupta comme une sorte d’héritier spirituel d’Alexandre.
Peut-on dire que la notion de « transmission de l’héritage impérial » est le thème principal de ce livre ?
Je n’ai pas de fascination pour les empires en général, mais avec Alexandre,
l’empire représente ce qui n’existe pas avant soi, qu’on va construire dans l’énergie du combat de la vie et qu’on va transmettre aux générations futures. C’est une idée que j’ai empruntée au très beau livre de Jérôme Ferrari La chute de l’empire romain, qui sort en même temps que le mien. Pour Ferrari, toute vie d’homme peut être comparée à cette notion d’empire, à son établissement et sa dissolution. L’empire comme métaphore de la trajectoire humaine est effectivement l’une des thématiques que j’ai tenté d’explorer dans mon livre.
« Je veux être dans la fièvre plutôt que dans le détail, tenter d’insuffler au livre une énergie chamanique plutôt que rester fidèle à la chronique », écrivez-vous dans le communiqué de presse annonçant la sortie de votre livre. Comment accède-t-on à cette fièvre ?
En privilégiant la musicalité de la langue, en laissant le rythme et la répétition scander l’écriture. Pour moi, le roman est une architecture. Je commence toujours par faire des plans détaillés qui permettent de structurer l’imaginaire, mais au moment de l’écriture je laisse la main écrivant prendre le dessus afin que le récit se libère de la charpente si laborieusement conçue et pensée. J’aime bien que l’architecture soit parcourue par un vent qui emmène le lecteur en lui transmettant peut-être quelque chose de la fièvre qui anime les personnages !
Pour seul cortège, par Laurent Gaudé. Editions Actes Sud, 192 pages, 18 euros.
Du même auteur :
Le Tigre bleu de l’Euphrate. Actes Sud. 2002.
Lire aussi :
La chute de l’empire romain, par Jérôme Ferrari. Actes Sud. 2012.