Il y a un cas Laurent Gaudé. Mal-aimé, malmené par la critique parisienne – ou parisianiste – qui descend en flamme quasi-systématiquement chacun de ses romans, l’homme est plébiscité par le grand public. Ses livres deviennent des best-sellers, faisant de l’auteur du Soleil des Scorta un membre du « Club des 50 000 et plus ». Un club très select dont font partie les Amélie Nothomb, Houellebecq, Philippe Claudel... Le dernier roman de Gaudé La Porte des Enfers s’était vendu à plus de 85 000 exemplaires. Ouragan, son nouveau roman, paru le 18 août dernier, figure déjà parmi les meilleures ventes de la rentrée.
Roman choral et polyphonique
Ce succès qui se ne dément pas, Laurent Gaudé le doit essentiellement aux libraires qui placent ses titres en tête de gondoles et le soutiennent contre vents et critiques. Ils font l’éloge de la théâtralité de la prose de leur poulain, de son goût pour l’épique et le symbolique. Ce sont des qualités qui tranchent avec la veine de l’autofiction, de l’intime et du familier qui fait fureur en ce moment sur les rives de la Seine. La prose d’un Laurent Gaudé – qui puise ses matériaux dans l’ailleurs et le résolument lointain –, n’est guère dans les normes littéraires du moment.
Sa prose dérange d’ailleurs à tel point qu’un célèbre critique de la place de Paris a titré il y a deux ans son article : « Le salmigondis de Laurent Gaudé » ! Littéralement, le salmigondis est un ragoût fait de restes de viandes. Par extension, il désigne aussi, si on en croit le Petit Robert, un « mélange, assemblage disparate et incohérent ». Un jugement qui étonne, car le nouveau roman de Gaudé est tout sauf un ragoût. C’est un mélange, certes, mais un mélange particulièrement réussi de voix, d’histoires et de destins.
Un récit complexe et quasi-faulknérien
Roman choral et polyphonique, Ouragan emporte l’adhésion dès ses premières lignes : « Moi, Joséphine Linc. Steelson, négresse depuis presque cent ans, j’ai ouvert la fenêtre ce matin, à l’heure où les autres dorment encore, j’ai humé l’air et j’ai dit : « Ca sent la chienne. » Dieu sait que j’en ai vu des petites et des vicieuses, mais celle-là, j’ai dit, elle dépasse toutes les autres, c’est une sacrée garce qui vient et les bayous vont bientôt se mettre à clapoter comme des flaques d’eau à l’approche du train. »
En quelques mots, le décor est planté. Bayous, ouragan et négresse centenaire. Ces éléments suffisent à Gaudé pour broder un récit complexe et quasi-faulknérien qui met en scène le drame de l’inégalité de classe et de race, sur fond de nature en furie. Le romancier s’est inspiré des images à la télé de la Nouvelle-Orléans ravagée par l’ouragan Katrina, il y a cinq ans. « J’avais mis de côté, explique Gaudé, les photos et les documents publiés dans la presse à l’époque sur la tempête Katrina et les destructions causées par celle-ci en Louisiane. Parmi ces documents, il y avait la photo de cette vieille dame, errant dans un camp de réfugiés, avec le drapeau des Etats-Unis sur le dos. Il y avait une force indéracinable dans ce visage, soulignée par le drapeau. Et tout était dit, la tragédie, la honte nationale, la défiance de la minorité noire. Il n’y avait qu’à écrire »…
Joséphine, lumineuse dans sa défiance du pouvoir blanc
Le récit de Joséphine, la centenaire devenue icône des combats de son peuple, est au cœur de ce nouveau roman de Laurent Gaudé. Cette femme est lumineuse dans sa défiance du pouvoir blanc, lucide malgré les années et les tragédies qu’elle a connues. Oubliée d’être évacuée comme l’essentiel de la population noire de la Nouvelle-Orléans vivant dans des taudis, elle attend, impavide, l’arrivée de la tempête, des eaux et des alligators qui vont bientôt se répandre dans les rues inondées de la ville.
Moins impavides sont les prisonniers de la geôle centrale qui voient avec effroi l’eau envahir leurs cellules alors que les gardiens déploient tous leurs efforts pour évacuer les chiens.
En commun, la fatigue d’avoir trop vécu et la fierté d’être vivants
Leurs destins vont se croiser avec ceux de la vieille dame, mais aussi avec ceux des autres personnages du roman dont Gaudé a tracé à grands traits les portraits et les drames. Ils ont tous en commun la fatigue d’avoir trop vécu et la fierté d’être vivants malgré les échecs et les tragédies. L’ouragan sera pour eux tous un moment révélateur qui les libérera du poids de leur passé, tout en faisant basculer d’autres dans le néant de leurs vies.
Magnifiquement écrit, ce roman mêle avec brio drames personnels et Histoire avec un grand « H », lyrisme et épopée, pour donner à voir, à travers le drame de Katrina, la fable d’une humanité confrontée à ses propres démons, mais aussi à celle de l’impuissance des hommes face à la furie de la nature. Le roman de Gaudé frappe aussi par sa structure « chorale », très complexe, qui entrecroise habilement plusieurs histoires, plusieurs voix, scandés seulement par le souffle de la tempête apocalyptique.
Ouragan, par Laurent Gaudé. Editions Actes Sud, 169 pages.