Malgré les promesses de dialogue du prince héritier de la dynastie sunnite des al-Khalifa, qui règne à Bahreïn sur une majorité chiite depuis le XVIIIe siècle, malgré aussi les tirs à balles réelles, qui ont fait plusieurs morts la semaine dernière parmi les manifestants, la contestation ne faiblit pas. Au contraire puisque le mardi 22 février un cortège de trois kilomètres a rempli la grand place de Manama, la place de la Perle où l’opposition réclame depuis le 14 février dernier des réformes politiques et sociales.
Le roi du Bahreïn à Ryad
Le roi de Bahreïn, Hamad ben Issa al-Khalifa, se rendra dès vendredi en Arabie Saoudite pour parler avec le roi Abdallah du vent de révolte qui secoue son trône. Le monarque saoudien rentre dès ce mercredi 23 février à Riyad, après trois mois d'absence pour raisons de santé. La famille al-Khalifa compte sur le soutien sans faille de son voisin saoudien. Il est vrai que cette flambée contestataire se produit tout près de ses provinces pétrolières orientales, de l’autre côté du pont de 24 kilomètres qui relie la péninsule à Bahreïn.
Depuis le début, le grand frère saoudien cherche à calmer le jeu et à amener l’opposition et en particulier le grand parti chiite Wefaq à ouvrir des discussions avec le prince héritier Salman Ben Hamad al-Khalifa que son père à mandaté pour entamer des « réformes réelles ». Lundi, le roi avait même cédé à l'une des revendications des manifestants ordonnant la libération des prisonniers chiites. Mais finalement, comme dans de nombreux autres pays arabes en proie à la contestation, l’opposition légale est débordée par la jeunesse à l’origine du mouvement.
A l’instar de Manama, Riyad brandit aussi le spectre de l’ingérence étrangère dans le petit royaume peuplé de 70% de chiites. L’Arabie Saoudite abrite une minorité chiite et n’a de cesse de soupçonner l’Iran de vouloir entrer dans la bergerie pétrolière. La querelle sur la nature arabe ou persique du Golfe n’est bien évidemment pas seulement sémantique. Mais de toute évidence, cette fois la grille de lecture sunnite-chiite ne suffit pas du tout à décrire la déchirure qui se fait jour à Bahreïn.
Comme l’explique le professeur en sciences politiques de l’université d’Exeter en Angleterre, Marc Valeri, l’attachement à l’Etat nation du Bahreïn est aussi fort dans la majorité chiite que dans la minorité chiite. Et la contestation des al-Khalifa va désormais au-delà des revendications habituelles d’une opposition chiite dénonçant une discrimination confessionnelle. Même si ce sont essentiellement des jeunes chiites qui ont lancé le mouvement, il y a aussi des sunnites aussi pour demander des réformes sinon « la tête du roi ».
Changement de génération
Une lame de fond portée par une nouvelle génération déferle sur le monde arabe. Au sud de la péninsule, elle touche désormais le Yémen, un Etat qui jusqu’ici défrayait davantage la chronique pour les partisans d’al-Qaïda dont il abrite l’un des derniers bastions, mais aussi pour ses rebelles sécessionnistes au sud et pour son schisme chiite au nord. Cette fois, comme le souligne le spécialiste du Yémen à l’Institut français du Proche-Orient, Laurent Bonnefoy, ce sont des jeunes, étudiants ou chômeurs qui donnent le tempo de la révolte, même si l’initiative en revient à l’opposition organisée de « La Rencontre commune », le fruit d'une alliance ambigüe entre un parti socialiste hérité de la défunte république démocratique du Yémen du Sud et islamiste du parti al-Islah très mobilisée dans l'éducation des jeunes justement.
Au Yémen aussi, les sit-in et les manifestations se sont poursuivies malgré les morts et les promesses, en particulier celles du président Saleh d’abandonner ses projets de présidence à vie ou de succession dynastique avec son fils. Après des morts à Aden la semaine dernière, mardi soir, la capitale Sanaa a enregistré ses premiers morts lors d’une attaque de contre-manifestants. Le pouvoir a visiblement recruté des hommes de main dans le milieu tribal où le port d’armes est autant une tradition qu’un moyen de subsistance comme le souligne Laurent Bonnefoy.
Depuis l’arrivée au pouvoir en 1978 du président Saleh, le Yémen (du Nord avant la réunification) a toujours pu compter sur le soutien musclé de l’Arabie Saoudite. Il bénéficie aussi de l’appui militaire américain dans le cadre de la lutte affichée par le régime Saleh contre les terroristes issus d’al-Qaïda qu’il a toutefois fort bien su ménager aussi pour garantir son pouvoir. Au Bahreïn où la Ve Flotte américaine a son quartier général, les relations avec les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne fixent sans doute des limites à la répression. Mais le renversement des al-Khalifa paraît inimaginable au regard de la chaîne des pouvoirs pétroliers dans la péninsule.
La fin des Etats providence du Golfe
La contestation des régimes autoritaires sert de fil conducteur au mouvement actuel de la jeunesse arabe. Mais un autre problème se pose dans les monarchies pétrolières avec la fin annoncée de la rente pétrolière. Les demandeurs d’emploi ne sont plus seulement des travailleurs étrangers sans droits. Comme l’explique Marc Valeri, c’est toute une génération éduquée et au fait des affaires du monde qui ne parvient plus à trouver sa place dans les fonctions publiques civiles et militaires qui absorbaient jusqu’à récemment les intelligentsias nationales en mal de promotion sociale.
Issue de pays mal développés comme le Yémen ou encore riche comme Bahreïn, la jeunesse arabe est en train de bousculer les anciens équilibres des pouvoirs pour entrer dans le jeu politique. En voie de paupérisation depuis une dizaine d’années pour cause de tarissement des budgets pétroliers, c’est aussi toute une classe sociale de nationaux qui voit s’effacer les « Etat providence » des monarchies pétrolières. Dans la Péninsule arabique, le système de redistribution des recettes pétrolières s’essouffle et la génération montante frappe à la porte du pouvoir.