Comme le souligne un expert en droit constitutionnel, Khemthong Tonsakulrungruang, des représentants de la junte ont repris les thèmes de campagne du mouvement anti-gouvernemental qui a paralysé Bangkok durant les sept mois qui ont précédé le coup d’Etat : lutte contre la corruption des politiciens, instauration d’un système électoral « propre », sans achat de vote, protection de la famille royale contre les critiques. La volonté se dessine de remettre en place une « premocratie », un système politique sous lequel la Thaïlande a vécu de 1979 à 1988.
Durant cette période, le général Prem Tinsulanonda, aujourd’hui président du Conseil privé du roi, avait dirigé en tant que Premier ministre un pays où se déroulaient régulièrement des élections qui n’avaient qu’un impact minime sur la gestion du Royaume. C’est pourquoi on parlait alors d’une « démocratie à demi-cuite ».
Une nation émergente, moderne et cosmopolite
La Thaïlande s’est toutefois dramatiquement transformée depuis cette époque encore dominée par l’esprit de la Guerre-froide, où les militaires s’était donnés pour mission de purger la société des « communistes ». Le Royaume n’est plus ce pays essentiellement rural et aux mœurs traditionnelles, où la hiérarchie sociale était inconditionnellement respectée et la population soumise à un régime autoritaire mâtiné de paternalisme. Il est devenu une nation émergente, moderne et cosmopolite où les groupes de citoyens sont en concurrence les uns avec les autres pour la défense de leurs intérêts et où il est devenu impossible d’étouffer par la menace l’expression des opinions.
Thaksin Shinawatra, un milliardaire entré en politique un peu avant la crise financière asiatique de 1997, avait servi de catalyseur à cette transformation sociale. Peu scrupuleux et pragmatique, il a capturé l’électorat, jusqu’alors marginalisé dans une société dominée par des élites traditionnelles, en répondant concrètement à leurs demandes et en appliquant rapidement ses promesses électorales une fois élu en 2001 – une première en Thaïlande. L’aura qu’il a depuis acquise auprès de ces Thaïlandais, surtout dans le Nord et le Nord-est, mais aussi dans le Centre et à Bangkok, est devenue si formidable qu’elle a fait de l’ombre au souverain, le roi Bhumibol Adulyadej. Ce fut l’un des principaux éléments, avec la corruption indéniable du gouvernement de Thaksin, qui a justifié le putsch qui l’a renversé en 2006.
Déjà des brèches dans le mur du silence
Les mesures très strictes imposées par la junte depuis le « coup du 22 mai » montre qu’elle essaie d’appliquer des méthodes anciennes, largement inadaptées à ce qu’est le pays en 2014. La floraison d’opinions dissidentes sur internet, la multiplication de manifestations contre le coup organisées au travers des réseaux sociaux, la révolte montante dans de nombreux milieux, des étudiants aux milieux associatifs, ouvrent déjà des brèches dans le mur du silence qu’essaient d’imposer les hommes en uniformes.La conséquence en est que la junte va s’apercevoir rapidement qu’elle ne pourra se maintenir qu’en utilisant la force.
Les premiers faces-à-faces entre manifestants et militaires n’ont abouti qu’à des échauffourées. Mais cela risque de passer rapidement à un autre niveau, d’autant que les partisans du gouvernement renversé et de l’ancien Premier ministre, Thaksin Shinawatra – les Chemises rouges – ne vont pas manquer, dès qu’ils en sentiront la possibilité, de réagir au renversement du gouvernement qu’ils ont élu en 2011. A six reprises d’affilée depuis 2001, les élections ont été remportées par Thaksin Shinawatra ou par un de ses alliés politique. Chaque fois, le gouvernement a été renversé par un coup d’Etat ou par une décision judiciaire controversée.
Un nouveau cercle vicieux et volatile
La « chasse aux sorcières » lancée par la junte contre les Chemises rouges aidant, une frange plus radicale du mouvement pourrait conclure que la voie électorale doit être abandonnée et choisir une stratégie violente, qui pourrait s’approcher de celle suivie par les insurgés séparatistes dans le Sud à majorité musulmane. Des attaques à la grenade contre les manifestants anti-gouvernementaux, avant le coup d’Etat, ont donné un avant-goût de cette dérive. Et peu après le coup, les militaires ont découvert une cache d’armes près de la ville de Khon Kaen, dans le Nord-est. Certains leaders des Chemises rouges, passés dans la clandestinité, ont déjà signifié leur volonté d’engager ce qu’ils qualifient de « lutte armée ».
Au final, les militaires qui souhaitent remettre le pays en ordre risquent d’aboutir exactement à la situation inverse. Plusieurs coups d’Etat perpétrés en Thaïlande depuis 1945 ont abouti à des bains de sang. Aucun n’a réussi à renforcer le système politique, prolongeant au contraire l’immaturité de la démocratie thaïlandaise à laquelle il n’a jamais été permis d’apprendre en faisant. « La démocratie a toujours été avortée en Thaïlande, mais elle n’est jamais née », a écrit sur une pancarte une Bangkokoise lors d’une manifestation contre le coup.
La situation chaotique dans laquelle se trouve le Royaume aujourd’hui est le résultat du cycle stérile lancé par le coup d’Etat de 2006 contre le gouvernement de Thaksin. L’armée vient d’amorcer un nouveau cercle vicieux - d’autant plus volatile qu’une succession royale délicate pointe à l’horizon.
Pour en savoir plus :
- Sur le site d’information Prachatai.
- L’article de l’expert en droit constitutionnel, Khemthong Tonsakulrungruang.
- L’article d’Andrew Walker.
- Le reportage de l’AFP.