L'un des premiers réflexes d'un nouveau venu au Nigeria est fréquemment de se « balader » sur la bande FM. Premier constat, le contenu est essentiellement nigérian. Les radios internationales n'ont pas obtenu l'autorisation d'émettre sur la bande FM.
On s'attend à entendre surtout de l'anglais, notamment à Lagos, la grande ville cosmopolite du pays. Du yorouba dans le sud-ouest du Nigeria. De l'igbo dans le sud-est et du haoussa dans le nord. Plus une kyrielle d'autres langues puisque le Nigeria compte près de 300 ethnies.
Mais il n'en est rien. La langue qui domine le paysage radiophonique est le pidgin, aussi appelé « broken english » : une forme de créole, un anglais à la grammaire simplifiée qui s'est développé et éloigné progressivement de l'anglais britannique. Il a intégré des mots des langues nigérianes. Ainsi le mot « ego » (« argent » en igbo) est devenu un terme commun aux différents pidgins.
Une radio 100% pidgin
Cette montée en puissance est particulièrement spectaculaire depuis une dizaine d'années. Wazobia, la première radio 100 % pidgin, a vu le jour il y a dix ans à Lagos. Au départ, très peu de spécialistes des médias croyaient à ce concept. Le pidgin était une langue dénigrée : celle des couches populaires. Une langue souverainement méprisée par les classes dirigeantes formées en Grande-Bretagne ou dans des écoles anglaises. La bourgeoisie nigériane envoie ses enfants dans des pensions en Grande-Bretagne dès le plus jeune âge, souvent à partir de six ans.
Wazobia FM est devenue très vite la radio la plus écoutée à Lagos. Elle s'est tout aussi rapidement imposée dans le reste du pays. Le succès est tel que le concept est également décliné sous forme télévisée avec le même succès.
Même si la fondatrice de Wazobia FM est issue des élites, elle connaissait le potentiel de cette langue. « Nous comprenons tous cette langue, même les plus riches d'entre nous. C'est même d'une certaine façon notre langue maternelle. C'est celle que nous parlaient nos nourrices quand nous étions petites », dit-elle pour expliquer comment lui est venue l'idée de créer une radio dévolue à cette langue. Dans les rues de Lagos, dans la vie de tous les jours, le pidgin est bien davantage parlé que l'anglais.
Toutes les ethnies et les strates de la société
Le pidgin s'est encore plus imposé dans le sud-est du Nigeria. Même si une grande partie de la population y parle igbo. Dans cette vaste région, des dizaines d'autres groupes ethniques cohabitent. Dans des grandes villes du sud telles que Port-Harcourt ou Warri, les populations locales préfèrent bien souvent parler le pidgin plutôt que l'igbo. « Même des Igbos préfèrent utiliser le pidgin plutôt que de se mettre à parler l'igbo du voisin. D'ailleurs, ils ne le maîtrisent pas forcément. D'une région à l'autre, il existe de grandes différences linguistiques. Le pidgin est plus uniformisé. En tout cas, il permet de mieux se comprendre », souligne Emeka Okafor, professeur à l'université de Nsukka.
Des populations issues des élites se prennent de passion pour le pidgin. « Cette langue nous était interdite à l'école. Nous la parlions entre nous en secret. Cela avait le goût délicieux de l'interdit. C'était notre langue d'initiés », explique Olabade Awolowo, enseignant, qui parle le pidgin avec une certaine jubilation. Même l'ambassadeur des Etats-Unis a accordé une interview en pidgin à la radio ; il a compris que c'était l'un des meilleurs moyens de se rendre populaire et de montrer qu'il était proche des préoccupations du plus grand nombre.
Dans les médias et le cinéma
Le « broken english » envahit le monde de la publicité, notamment à la radio. « Dès lors qu'il est compris par le plus grand nombre quel meilleur vecteur de communication ? », interroge Georges Onyabo, dirigeant d'une agence de publicité. Désormais, on ne compte plus les radios et les télévisions où le pidgin domine, il gagne clairement du terrain au détriment de l'anglais classique. Les comédiens, les humoristes et les hommes de médias aiment pratiquer cette langue qu'ils considèrent comme plus savoureuse.
Ce phénomène prend d'autant plus d'ampleur que l'anglais classique est de moins en moins maîtrisé. Les enseignants bien formés quittent en masse les écoles : ils sont le plus souvent payés avec retard et au lance-pierre. Sauf dans quelques institutions privées et fort onéreuses. Du coup, faute de professeurs qualifiés, le niveau général d'enseignement en anglais diminue.
Même la puissante industrie du cinéma, Nollywood, a bien compris l'avantage qu'elle pouvait tirer du pidgin. De plus en plus de films sont tournés dans cette langue : ils rencontrent un plus large public. Le comédien AY, l'un des champions du box-office fait un usage très fréquent du pidgin. Signe des temps, des films en yorouba sont désormais sous-titrés en pidgin et non plus en anglais.
Le film en pidgin va également trouver une large audience au-delà des frontières du Nigeria. Le pidgin est également parlé au Ghana dans certaines régions du Cameroun et au sein des diasporas africaines.
Revanche sur l'histoire
L'un des premiers à donner ses lettres de noblesse à cette langue fut le chanteur Fela. Formé dans les meilleures universités londoniennes, il parlait fort bien l'anglais, mais il adorait s'exprimer en « broken english ». Son père dirigeait pourtant une « école anglaise », celle-là même où a été formé Wolé Soyinka, le premier prix Nobel africain. Pour Fela, l'emploi du pidgin était aussi une façon de montrer sa proximité avec le peuple et sa volonté de se démarquer d'élites qu'il jugeait corrompues.
Le pidgin est en train de conquérir ses lettres de noblesse. Suprême paradoxe et revanche sur l'histoire, langue de roturiers et du petit peuple des ex-colonies de sa gracieuse majesté, il le fait avant tout au détriment du « queen english », l'anglais de la reine. Un étrange pied-de-nez de l'histoire soixante ans après les indépendances.
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