Les croisades et les sympathies de la romancière indienne Arundhati Roy

Les éditions Gallimard ont publié cet automne deux récents ouvrages sous la plume de la romancière et essayiste indienne Arundhati Roy. Ce sont des essais critiques qui s’inscrivent dans la tradition de cette écriture militante et engagée que Roy a su ériger en un formidable outil de réflexion sur les injustices et les dysfonctionnements du monde contemporain.

Arundhati Roy s’est fait connaître en 1997 en publiant son premier très grand roman Le Dieu des petits riens (Gallimard, 1998), qui est devenu un best-seller mondial. Vendu à plus de 6 millions d’exemplaires et traduit en une vingtaine de langues, ce magnifique récit de déclin et de chute d’une famille de haute caste en Inde a été couronné par le Booker Prize (le Goncourt britannique). Le second roman d’Arundhati Roy doit paraître l’année prochaine – pour la version française, il faudra attendre 2018. Une longue et « insupportable » attente pour les nombreux admirateurs de cette romancière pas comme les autres.

Ce serait toutefois une erreur d’imaginer qu’au cours de ces deux décennies qui séparent les deux romans, Roy n’a rien écrit. Délaissant le récit, celle-ci a emprunté la forme des essais pour exprimer ses idées. Les livres qu’elle a publiés pendant ce long silence narratif, on pourrait les qualifier de « critique sociale » et/ou de « pensum d’analyse politique », avec pour thèmes les essais nucléaires indiens, la construction de méga-barrages en Inde avec leurs conséquences catastrophiques, tels que l'inondation de plusieurs centaines de villages et le déplacement massif des populations rurales. Dans ses essais, Roy dénonce aussi les tendances fascistes du pouvoir indien d’hier et d’aujourd’hui, sans oublier d’attirer l’attention sur les dysfonctionnements plus planétaires comme la mondialisation marchande, les guerres en Afghanistan et en Irak, le génocide arménien, l’impérialisme américain…

Il y a du Soljenitsyne et du Noam Chomsky dans les essais de Roy. Remarqués pour la qualité de leurs analyses, ces écrits de réflexion s'appuient autant sur une documentation solide que sur des intuitions personnelles et fulgurantes. Ils ont fait la réputation de Roy comme écrivain militant passionné dont la colère contre le système n'a d'égal que sa connaissance profonde des sociétés et des hommes.

« Antilia », métaphore du capitalisme indien

Cet automne, la romancière-essayiste a été encore une fois dans l’actualité, avec la parution en français de deux nouveaux livres d’essais intitulés Capitalisme : une histoire de fantômes et Que devons-nous aimer ? Le premier est un recueil d’essais qui s’attaque bille en tête au fonctionnement du capitalisme en Inde, traditionnellement socialiste, ouverte désormais aux affaires, et le second est consacré à la rencontre de l’auteur avec Edward Snowden, le fameux lanceur d’alerte américain réfugié à Moscou.

Le premier volume, composé de sept essais, brosse le portrait de l’Inde contemporaine dont le masque de superpuissance promise à un riche avenir cache, rappelle l’auteur, des réalités d’un autre temps, faites de violences, de corruption et de  guerres menées contre les minorités et les plus faibles. Dans l'Inde contemporaine, le capitalisme a été érigé en doctrine d’Etat, rendant caduques les idéaux d’égalité, de partage et de développement sur lesquels le pays a été bâti par ses pères-fondateurs.

Le recueil s’ouvre sur la description d’un immeuble de très mauvais goût planté au cœur même de la ville de Bombay : la « résidence la plus chère jamais construite, avec ses vingt-sept étages, ses trois plates-formes pour hélicoptères, ses neuf ascenseurs, ses jardins suspendus, ses salles de bal, ses stations météorologiques, ses salles de sport, ses six étages de parking et ses six cents domestiques ». Abasourdie face à tant de vulgarité architecturale, l’auteur poursuit : « Rien ne m’avait préparée au mur végétalisé – une immense pelouse fixée à une grille en métal qui se dresse jusqu’en haut des vingt-sept étages. » Cette résidence, qui n’en est pas vraiment une puisque ses propriétaires n’y résident pas, appartient à l’homme le plus riche du pays, Mukesh Ambani, l’homme d’affaires qui fait trembler le gouvernement indien.

Pour Arundhati Roy, « Antilia », nom exotique pour un immeuble pour le moins lunaire, est la métaphore du capitalisme indien. Celui-ci regroupe une poignée d’hommes et de femmes immensément riches. Cent familles possèdent en Inde l’équivalent d’un quart du produit intérieur brut, alors que « plus de 80% de la population vit avec moins de cinquante centimes par jour ». Cela fait beaucoup de monde quand on sait que la population indienne s’élève à 1,3 milliard d’habitants. Leur sort est le moindre des soucis des plus riches.

Arundhati Roy raconte comment - avec l’aide d’un gouvernement, élu avec leur argent et prêt à mettre les moyens étatiques à leur service - les industriels indiens sont en train de recoloniser l’Inde, déplaçant les populations sans ménagement pour prendre possession de leurs terres et des sous-sols qui regorgent de richesses minérales. C’est « une histoire de fantômes », comme le rappelle le sous-titre du recueil. Le capitalisme indien a été bâti sur le cimetière des fermiers suicidés, des aborigènes dépossédés, et surtout sur les souvenirs des « forêts brûlées » et des « fleuves asséchés » au mépris des lois basiques de l’écologie, proclame l’essayiste.

« Ouvrez les portes »

On lira aussi ce volume d’essais pour l’analyse subtile que propose son auteur des moyens mis en œuvre par les industriels indiens pour parvenir à leurs fins. Roy explique comment après avoir manipulé l’imaginaire populaire grâce aux médias qu'ils possèdent, ils se sont mis à financer aujourd’hui des fondations qui, derrière leur objectif avoué de production de connaissances, poursuivent des buts bien plus inavouables, notamment celui d’« aider au développement d’un consensus en faveur des réformes économiques ».

L’un des articles du volume s’attarde aussi sur la guerre que livre l’Etat indien à son frère ennemi pakistanais au Cachemire, prenant en otage sa population. Le Cachemire pris en tenaille « entre l’influence de l’islam militant du Pakistan et de l’Afghanistan, les intérêts américains dans la région et le nationalisme indien (qui devient de plus en plus agressif et « hindouisé ») – est considéré, écrit Roy, comme une poudrière nucléaire ». L’argent, la religion et le nucléaire, seuls horizons de la plus grande démocratie du monde ? Face à ce rétrécissement dramatique de l’espace vital des Indiens, l’auteur appelle à la résistance : « Nos poumons se vident progressivement de leur oxygène. Il est peut-être temps d’utiliser ce qui nous reste encore de souffle pour dire : " Ouvrez ces maudites portes " ».

Ouvrir les portes, tel semble être aussi le credo du célèbre lanceur d’alertes Edward

Snowden. Cet ancien employé de la CIA et de la NSA (National Security Administration), devenu dissident « par patriotisme », est le personnage central du second volume d’essais que nous livre Roy. Cet ouvrage est né d’une rencontre entre Snowden, réfugié à Moscou, Roy et ses deux compères américains, l’acteur John Cusack et l’ancêtre des lanceurs d’alerte Daniel Ellsberg qui avait livré, en 1971, au New York Times, les « papiers du Pentagone ».

Le livre raconte les circonstances de la visite effectuée par ces derniers en Russie pour rencontrer Snowden, leurs dialogues sur la guerre, l’espionnage, le terrorisme, la morale publique, le patriotisme. Edward Snowden et Arundhati Roy ne sont pas tout à fait sur la même longueur d’onde, notamment sur la question du patriotisme qui révèle pour la romancière indienne une certaine naïveté de la part du lanceur d'alerte américain (« Est-il possible d’avoir un Etat moral ? Une superpuissance morale ? », s'interroge-t-elle). Ils n'en restent pas moins des âmes sœurs, réunies par leurs instincts communs de dissidence par rapport aux idéologies dominantes.

Rapportées partiellement, leurs conversations qui ont eu lieu dans une chambre d’hôtel à Moscou en 2015, sont, comme l’écrit Roy en citant Le zéro et l’infini d’Arthur Koestler, « la promesse de l’avenir, mais notre langue bégaie et glapit ». Elle bégaie et glapit, car, dans un monde dominé où le pouvoir a la parole et l'image à sa botte, la dissidence doit réinventer sa langue.


Capitalisme : une histoire de fantômes,par Arundhati Roy.Traduits de l’anglais par Juliette Bourdin. Collection Hors série Connaissance, éditions Gallimard. 151 pages,16 euros.

 

 

 

 

 

Que devons-nous aimer ? A la rencontre d’Edward Snowden : essais et conversations, par Arundhati Roy et John Cusack. Traduit de l’anglais par Juliette Bourdin. Collection Hors série Connaissance, éditions Gallimard. 125 pages,12 euros.

 

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