RFI : A votre connaissance, est-ce qu’il y a beaucoup d’orphelins adultes qui vivent dans des établissements psychiatriques ?
Dans l’internat où j’ai travaillé, le directeur m’a dit que près de 15% des pensionnaires s’y trouvent par erreur. D’après les statistiques, il y avait en Russie au 1er janvier 2016, 504 internats pour les adultes qui hébergeaient 148 000 patients. 30% de ces patients adultes viennent des internats spécialisés pour enfants.
D’où vous vient cet intérêt pour les personnes internées ?
Ils sont dans des lieux où l’on ne pénètre pas. C’était le cas sous l’URSS, et c’est le cas en Russie aujourd’hui. Moi, j’ai eu la chance de rencontrer le directeur de cet internat, Sergei Vladimirovitch Efremov qui, au contraire, a invité des journalistes à venir. Il a fait beaucoup d’effort pour changer la vie des pensionnaires. A ma connaissance, il a été le premier dans notre région à travailler en faveur de la libération des pensionnaires, en organisant de nouvelles expertises psychiatriques. Il ne travaille plus dans ce secteur mais le ministère régional des Affaires sociales poursuit cette politique.
Dans mon film, Yulia recouvre ses droits et peut sortir. Il ne s’agit pas d’un cas unique. Et en plus, après leur sortie de l’hôpital psychiatrique, on ne les abandonne pas. On continue à les aider pour trouver un logement, du travail, poursuivre des études… Il y a un travail très sérieux dans cette direction.
On voit dans le film que les expertises psychiatriques sont déterminantes auprès de la justice. Parfois, une expertise subie durant l’enfance constitue un handicap pour la vie. C’est d’ailleurs pour cela que Serguei Efremov tient à organiser de nouvelles expertises psychiatriques pour ces jeunes filles qui sont devenues adultes. Recouvrer ces droits civiques, c’est donc long, mais pas impossible ?
Je ne peux pas dire qu’il y a beaucoup de gens qui aident les orphelins dans cette situation, mais il y en a. Il y a des associations, des fonctionnaires qui ne sont pas indifférents, des directeurs bienveillants. Et il est très important qu’il y ait des gens comme ça.
Il aurait été facile de faire un film sans issue. Si je l’avais terminé en 2011, la fin aurait été triste pour Yulia, car la justice l’avait jugée incapable de recouvrer ses droits civiques. Mais à l’époque déjà, j’espérais qu’elle obtienne sa libération. J’estime que mes films doivent donner l’espoir, que l’espoir est très important en Russie. Alors on a attendu qu’une solution positive soit prise pour Yulia, même si elle était inattendue, pour elle comme pour moi ! Cela nous a permis de terminer le film sur cette note optimiste.
Comment avez-vous obtenu la confiance des pensionnaires, et comment avez-vous pu filmer dans un tribunal ?
J’ai commencé à filmer dans ce centre il y a longtemps. Bien sûr, un étranger avec une caméra, au début, pour eux c’était très étrange. Mais petit à petit, ils se sont habitués à ma présence. Je suis venu, je leur ai parlé, je les ai pris en photo, je leur ai donné des photos, je leur ai donné une petite caméra avec laquelle ils filmaient eux-mêmes leur vie, et donc petit à petit ils se sont habitués à moi et à ma caméra et n’y ont plus fait attention.
Pour filmer dans les tribunaux, c’est plus difficile. Mais j’ai reçu les autorisations, car c’est l’internat qui les a demandées pour moi. Pour l’expertise et pour le deuxième passage de Yulia au tribunal, j’ai eu le soutien de notre ministère régional.
Le titre du film c’est Manuel de libération ; et il peut effectivement être considéré comme un manuel vidéo pour ceux qui veulent retrouver leurs droits civiques, pour qu’ils voient comment ça se passe. Les gens ont souvent peur de l’inconnu. Quand ils voient comment ça va se passer, ils y sont prêts. Et c’est important aussi pour les gens qui travaillent dans ce secteur de voir comment ça se passe.
A la fin du film, on voit Yulia monter dans le train et partir. Or, elle a toujours vécu dans des structures fermées. On s’inquiète donc un peu pour elle. Est-ce que vous savez ce qu’elle est devenue ?
Bien sûr. J’ai des nouvelles, on s’appelle, on se voit... Je n’aurais pas pu les abandonner, ni elle ni les autres pensionnaires. Dans le film, son histoire s’arrête sur le train qui part dans le noir. Et on se demande : qu’est-ce qu’il y a après la libération ? Cette question sur ce qui arrive après, pour une personne qui a réussi à sortir de ce système, surtout en Russie, est très importante. Et j’espère que ce sera le sujet de mon nouveau film.
Le premier film que j’ai tourné dans cet internat en 2009 s’appelait Territoire de l’amour. C’était une histoire poétique sur un ensemble théâtral formé par des pensionnaires. Cette fois-ci, j’ai raconté l’histoire de leur sortie de cet établissement grâce aux lois russes. Et le film suivant sera consacré à leur vie en liberté.
Dans notre région, les autorités ont modifié un internat pour accueillir justement ces gens ayant obtenu leurs droits civiques, pour qu’ils aient un hébergement, un foyer. En ce qui concerne Yulia, elle habite à Krasnoïarsk et elle s’est mariée. Et j’étais invitée à la noce.
RFI : Est-ce que c’est un film militant ?
Bien sûr. Mais pour moi le plus intéressant, c’était de montrer la psychologie de la personne enfermée, qui se libère, qui a de l’espoir. Il y a des plans longs, car effectivement il s’agit d’un manuel, avec des images, mais avec aussi une approche psychologique. Ma position c’est que l’individu doit être libre. Une chose importante : je déteste que mon pays soit dénigré. C’est notre patrie, il faut l’aider à être meilleure. Dans toute mauvaise histoire, il y a aussi des bons côtés. Et il y a toujours la lumière au bout du tunnel.
En ce qui concerne l’utilité du film, j’espère que comme le premier, il sera projeté à travers le réseau des clubs de cinéma. Je sais que des étudiants qui travailleront dans le système psychiatrique ont déjà vu le premier film ; j’espère qu’ils verront celui-ci. Il est important aussi que les gens le voient pour combattre leur phobie des établissements psychiatriques.
RFI : Vous pratiquez l’alpinisme. Vous avez participé à des expéditions dans l’Himalaya, et votre deuxième film était consacré à l’alpinisme. L’alpinisme, est-ce une façon de retrouver la liberté ?
Je ne suis pas allée au sommet de l’Everest, mais j’ai participé à 3 expéditions, et notre équipe de Krasnoïark a ouvert une nouvelle voie. Pour moi l’alpinisme est essentiel, ça a toujours été un moyen essentiel de ressentir la liberté, à l’époque soviétique comme dans la Russie actuelle. Parce que quand on est dans la montagne, sur les rochers, on n’a pas de limite. Tous les problèmes qui constituent des contraintes, qui limitent votre liberté, ils sont à l’intérieur de l’homme. Et c’est là où l’alpinisme trouve son sens. Et puis je pense que l’individu qui n’a pas peur de mourir dans les montages a aussi moins peur quand il est en bas. Dans nos rochers près de Krasnoïarsk, il y a près de 100 000 personnes qui font de l’alpinisme, dont 10 000 régulièrement. C’est une sorte de réserve de liberté.
(Propos recueillis par notre correspondante à Moscou)
►Manuel de Libération de Alexandre Kouznetsov, produit par « Petit à petit Production » vient de sortir en France. Il sera présenté au festival de documentaire Artdocfest du 1er au 9 décembre à Moscou.