Chili: la marée rouge de la discorde

La marée rouge qui touche la côte sud du Chili depuis plus de trois mois serait en recul, mais des doutes persistent sur les raisons de son intensité. Les pêcheurs de la région de Chiloë, un archipel situé à 1 000 kilomètres au sud de Santiago, la capitale, accusent l’industrie du saumon.

De notre correspondante à Santiago du Chili

« De mémoire de " Chilote ", on n’avait jamais vu une marée rouge comme celle-là », assure Cristian Chiguay, chef de la communauté indigène huilliche (indiens mapuche) « Fundo Yaldad Mon Fen ». Depuis que les algues microscopiques toxiques, appelées Alexandrium catenella, ont proliféré fin février aux abords de la petite ville de Quellon, située à la pointe sud de la grande île de Chiloë, les Huilliches regardent la mer les bras croisés. Plus question de ramasser les fruits de mer pour garnir leurs assiettes. Leur consommation peut être mortelle.

La marée rouge qui s’étend le long de 300 kilomètres de côtes est particulièrement grave et longue cette année, jetant des milliers de pêcheurs et mareyeurs au chômage technique. A qui la faute ? C’est la question que les Huilliches se posent, à l’instar de tous les habitants de l’archipel et de la région, mais aussi du Chili. Car les pêcheurs artisanaux de Chiloë ont réussi à placer cette question au cœur du débat national durant leur mobilisation dix-huit jours durant, le mois dernier, barrant nuit et jour les routes de la grande île afin d’obtenir notamment une aide de l’Etat compensant leur inactivité.

Deuxième producteur de saumon après la Norvège

Selon les scientifiques, la marée rouge a été déclenchée par le réchauffement des eaux provoqué par le phénomène climatique El Niño. « Son origine est peut-être naturelle, reprend Cristian Chiguay, qui a fait partie de la mobilisation à Quellon, mais sa gravité est clairement due à la pollution générée par l’industrie du saumon qui, depuis son installation sur l’île il y a plus de vingt-cinq ans, multiplie les pratiques douteuses sans aucun contrôle de l’Etat. »

Le Chili est le deuxième producteur de saumon au monde après la Norvège, et Chiloë a longtemps été son principal centre de production, les concessions de l’industrie occupant 90% de ses eaux côtières. « Une ferme d’élevage de saumons correspond en moyenne à une ville de 19 000 habitants en termes de déchets organiques et d’excréments, souligne Juan Carlos Cardenas de l’ONG Ecoceanos. Et il y a plus de 600 fermes d’élevage à Chiloë. Il est évident que cela déséquilibre l’écosystème marin et favorise la prolifération de micro algues. »

Luis Villegas, qui a fait partie des dirigeants de la mobilisation à Ancud, la deuxième ville de l’archipel, située au nord de la grande île, renchérit : « Pour nous, il n’y a aucun doute. Non seulement l’intensité de la marée rouge mais la mort de centaines d’espèces autour de notre archipel est le résultat des opérations sans scrupule cautionnées par l’Etat de la salmoniculture, qui a déversé plus de 4 500 tonnes de saumons morts au large de nos côtes, avec une quantité méconnue de produits chimiques toxiques. »

En début d’année, la prolifération d’une autre micro algue a causé la mort de 40 000 tonnes de saumon d’élevage, l’équivalent de 12% de la production annuelle du pays. Avec l’appui du gouvernement chilien et l’aide de la Marine, plus de 4 500 tonnes de ces saumons imbibés de produits chimiques pour accélérer leur décomposition, ont été déversées au large d’Ancud, en haute mer, à 130 kilomètres des côtes, selon l’organisme public chargé de contrôler les activités liées à la pêche, le Sernapesca. Quatre mois plus tard, 8 000 tonnes de sardines se sont échouées à plusieurs centaines de kilomètres au nord de Chiloë puis des milliers de fruits de mer sur les côtes de Chiloë.

Une virulence inhabituelle du fait d’El Niño

Mais, selon l’industrie du saumon, ce rejet en mer n’aurait eu aucun effet. « La marée rouge est un phénomène présent depuis des décennies dans cette zone, explique Felipe Manterola, qui dirige l’organisation Salmon Chile, réunissant les producteurs du Chili, et cette année elle s’est présentée avec une virulence inhabituelle du fait du phénomène El Niño, qualifié par les experts comme étant particulièrement agressif cette année. »

Le gouvernement a toutefois formé une commission d’experts chargée d’évaluer un possible lien de cause à effet entre ce déversement et la marée rouge. « Le problème, souligne Alvaro Montaña, de l’association chilote d’éducation à l’environnement Cecpan, c’est que leur mandat est limité à ce rejet en mer. Ils n’étudieront pas l’impact global de la salmoniculture sur l’écosystème de la région, qui est la vraie question qu’il faut se poser. » Une étude qui n’a jamais été réalisée.

« Il manque une enquête scientifique centralisée pour répondre aux soupçons des Chilotes, reconnaît l’océanographe de l’université du Chili, Ernesto Molina, qui a récemment collaboré avec l’ONG Greenpeace. Mais si on me pose la question à moi, je pense que la salmoniculture, telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, sans beaucoup de normes ni de contrôle, a effectivement contribué à intensifier la marée rouge. » La commission, qui vient de terminer une expédition à bord du Cap Horn, un navire de la Marine qui collecte des échantillons dans les eaux de l’archipel, devrait rendre ses conclusions dans les prochaines semaines.

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