Ahmed et Amir ne sont pas bien grands. Ils ont les traits fins parcourus de taches de rousseur. Les cheveux châtains de l’un tirent sur le roux, ceux de l’autre sur le brun. Le plus jeune des deux, Amir, contrôle avec difficultés les tics qui font régulièrement partir sa tête sur la droite. L’aîné, lui, se tient droit et affiche un sourire chaleureux du maître de maison. Ahmed n’a que 15 ans, mais il est l’homme de la famille puisque son père a disparu lorsque Daech a pris le contrôle de leur village dans la région de Sinjar. Le jeune Yézidi nous accueille dans sa tente et nous propose les trois coussins qu’il possède pour que nous soyons à l’aise assis sur le sol de béton. Sous son tee-shirt, une bosse déforme son torse au niveau du sternum. « Mes côtes se sont déformées lorsque les hommes de Daech m’ont fouetté », explique froidement le jeune homme avec une voix d’enfant.
Un an sous le joug des terroristes
Les deux frères ont vécu sous l’autorité de l’organisation Etat islamique pendant presque un an. Alors qu’ils fuyaient l’arrivée du groupe terroriste, les garçons ont été séparés de leur mère qui se trouvait dans une autre voiture, arrêtés par Daech et placés dans une maison avec leur grand-mère près de Tall Afar. Durant trois mois, Ahmed et Amir ont suivi l’école sous le drapeau noir. « Nous apprenions à faire la prière et à réciter le Coran par cœur. C’était dur pour nous de devoir changer notre religion de force, raconte Ahmed. Nous étions scolarisés avec les enfants des jihadistes mais nous ne voulions pas nous mélanger. Nous refusions même de jouer au foot avec eux. A la fin de la journée, eux, ils rentraient chez leurs parents. » Lorsqu’Amir et Ahmed rentraient à la maison, eux, voyaient des hommes barbus venir chercher les filles yézidies pour les violer. Leurs deux cousines de 8 et 10 ans sont ainsi parties un jour sans qu’ils n’aient plus de nouvelles d’elles.
Parce qu’il refusait de donner son téléphone portable, Ahmed a été fouetté et menacé de mort. « C’était notre seul moyen de garder contact avec notre mère, je préférais mourir que de le leur donner. » Parce qu’il refusait de livrer aux hommes de Daech l’une des filles de son village qui se cachait, Ahmed a à nouveau été frappé puis emmené avec son frère dans un centre militaire. Pendant plusieurs mois, les deux enfants ont vécu nuit et jour dans la base aux côtés de 200 autres jeunes Yézidis. Ils apprenaient à tirer des roquettes et lancer des grenades. « Ils nous montraient aussi des films d’exécution, se souvient Amir. Ils nous ordonnaient de devenir musulmans et jihadistes pour aller tuer les hérétiques. Pour tenir le coup, nous pensions à notre mère, aux moyens de la retrouver. »
Une fuite au péril de leur vie
Après plusieurs mois de formation, les enfants ont appris leur départ prochain dans des pays étrangers pour mener le jihad. « Selon eux, une fois morts, nous serions des martyrs et nous monterions au paradis, explique Ahmed. A ce moment-là, mon frère et moi, nous nous sommes dit que si nous partions dans les pays arabes ce serait fini, nous ne pourrions plus jamais rentrer chez nous. Nous pensions tout le temps à nous enfuir pour pouvoir sauver notre mère et nous n’avions pas de nouvelles de notre père. Jusqu’à maintenant, nous ne savons pas où il est. » Les deux garçons ont alors demandé une permission pour faire leurs adieux à leur grand-mère. Une fois dans le petit village près de Tall Afar où les membres de leur famille avaient été regroupés, les enfants se sont cachés sous le toit d’une mosquée détruite par les bombardements.
Ils ont ensuite marché à pied, de nuit, pendant neuf jours, accompagnés de leur tante et de leur cousin, avant d’arriver sur le mont Sinjar. Enfin, ils étaient libres. Ahmed a alors tout de suite appelé sa mère. Tous les trois habitent maintenant dans un camp près de Dohuk, dans le nord de l’Irak. Amir et Ahmed vendent des tee-shirts dans le village d’à côté et gagnent 5 000 dinars (quatre euros) par jour. Le matin, avant leur réveil, leur mère vient discrètement leur faire une bise sur la joue. « Chaque matin, je demandais à Dieu de les retrouver, confie-t-elle. Ces deux garçons sont tout ce qui me reste. Mes enfants étaient considérés comme des infidèles par les hommes de Daech, parce qu'ils sont Yézidis. Si Ahmed et son frère n'avaient pas accepté de se convertir à la religion musulmane, ils seraient morts à l’heure qu’il est. Ils ont été emmenés de force, ce n’est pas pour le plaisir qu’ils portaient les armes de Daech. »
Des enfants traumatisés à tout jamais
La mère de famille confie enfin d’une voix qui peine à contenir les sanglots : « Je sais qu’ils ne m’ont jamais oubliée. Mais leur désir de me retrouver leur a coûté cher. S’ils n’avaient pas voulu garder leur téléphone à tout prix, Ahmed n’aurait pas été fouetté. » Alors que leur mère se confie, les deux frères ont enfilé leurs chaussures à crampons pour aller jouer au foot. A l’entrée du camp, d’autres adolescents sont regroupés dans un préfabriqué. Ils suivent les cours de Hussein, un éducateur improvisé. « Nous essayons d’apaiser les enfants mais il faut faire les choses petit à petit. Pour certains, c’est très difficile de se considérer à nouveau comme Yézidis après avoir été convertis de force. L’un de nos élèves, par exemple, avait les cheveux longs comme les hommes de Daech. Il n’a jamais accepté que nous les lui coupions. »
Ceux qui n’ont pas de difficultés à reprendre leur identité de yézidie restent néanmoins terrorisés. « Lorsque nous emmenons les enfants au village, si un 4x4 s’approche, ils craignent que ce soient les hommes de Daech venus pour les enlever à nouveau », raconte Hussein. Même libres, Ahmed et ses camarades ne sont pas bien loin de leurs anciens bourreaux. Hussein pointe du doigt un petit village en contrebas dans la vallée. « Derrière ces maisons commence le territoire contrôlé par Daech. Hier encore, il y a eu des bombardements, les enfants étaient terrifiés. »