La photographie, la mise en boîte des images, a débuté en noir et blanc. L’histoire et la technique ont longtemps imposé cette figure de style artistique aux photographes professionnels. Redécouvrir un travail gorgé de couleurs chez un artiste photographe du siècle dernier, plébiscité pour ses noirs et blancs, relève de la gageure.
C’est aussi une formidable remise à niveau dans notre époque rythmée par des clichés filtrés par Instagram ou cadrés pour réaliser des selfies. Martine D’astier gère la donation Jacques Henri Lartigue, elle explique : « C’est au travers du regard émerveillé de jeunes stagiaires qui travaillaient sur une partie du stock des photos en couleurs de Jacques Henri Lartigue que je me suis dit : c’est le moment ! Leur enthousiasme m’a servi de moteur. » Elle ajoute aussi avoir éprouvé « une crainte du risque, car c’était délicat de sortir un artiste de son noir et blanc. »
Les clichés en couleurs de Lartigue ont ainsi pu orner les murs de la Maison européenne de la photographie à Paris sous l'implulsion de Martine Ravache et maintenant traverser les frontières. « On ne les avait jamais montrés auparavant et nous avons senti qu’il y avait une convergence de raisons pour qu’ils apparaissent », explique Martine d'Astier. Des raisons qui nous poussent aussi à croire que la modernité, Jacques Henri Lartigue l’a toujours eue dans son regard posé derrière un objectif dès son plus jeune age. Mais qui était ce photographe, né en 1894, décédé en 1986, qui parvient toujours à illuminer le monde de la photographie ?
« Ce que les grands maîtres avaient découvert, un enfant l’avait su intuitivement »
John Szarkowski, directeur du MoMA (musée d’art moderne à New York) disait, en 1963, du travail de Jacques Henri Lartigue : « L’influence de Lartigue n’a pas été prépondérante en photographie. On s’est seulement aperçu un jour que tout ce que les grands maîtres avaient découvert à force de recherche sophistiquée, un enfant l’avait su intuitivement autour de 1900. » Ce n’est que durant les années 60, en voyage avec sa compagne Florette, que le travail de cet artiste fut reconnu. Aux États-Unis pour commencer, et notamment au MoMA, mais aussi dans un numéro historique du magazine Life consacré au décès de Kennedy. Car Lartigue n’est pas un photographe ordinaire, il trierait volontiers aujourd'hui ses photos avec des hashtags # lui qui a su saisir la multiplicité de son quotidien dès l'adolescence. Né à la fin du 19e siècle, son œuvre a traversé le siècle dernier et impressionne encore de nos jours. Le jeune garçon gâté que fut Lartigue a eu le privilège de pouvoir manipuler très tôt les tout premiers boîtiers photographiques disponibles. Puis il expliquait : « Je pense que j'ai tenu la promesse que je me suis faite le jour où papa m’a donné mon premier appareil. J'ai tenté de tout photographier, de tout raconter. » Très vite, la technique ne représente plus un obstacle et le jeune homme sort avec ses appareils pour enregistrer son quotidien en jonglant avec les boitiers. Il a tout de suite aimé la couleur, contrairement à ses pairs au style académique qu'elle rebutait. Les découvertes que réserve le stock de ses photos n'ont pas fini de séduire les regards.
Les moments du quotidien et leur fragilitéOn oublie trop souvent que nous sommes dépendants créativement du monde technique qui nous entoure. A chaque époque, sa technique privilégiée. Leica Rolleiflex... les boitiers et formats variaient, mais l’enthousiasme de Lartigue demeurait au beau fixe quand il photographiait, chaque jour, les moments de son quotidien, leur fragilité… Un peu comme on peut le faire maintenant à coup d’iPhone, mais lui, c’était avec un regard d’artiste qu'il savait transcender un séjour à la neige, un bouquet posé sur une table ou une aube brumeuse dans la campagne française.
Le #pointmétéo - ces images du temps qu'il fait partagées par les internautes sur les réseaux sociaux - aurait été fait pour Lartigue qui, quotidiennement, notait scrupuleusement (à la limite de l’obsession) ce type d'information dans son journal et, bien souvent, l'illustrait par un cliché forcément lumineux pour ce photographe qui refusait d’être triste.
Boites annotées et numérotées, albums photo datés
Selon le photographe américain Richard Avedon : « Lartigue a fait ce que n'a fait aucun autre photographe avant ou après lui. Il a photographié sa propre vie, c'est comme si dès le début il avait su instinctivement que les petites choses refermaient les vrais secrets. » L’histoire photographique de l’artiste est stockée dans cette donation qui regorge de boites annotées et numérotées, des albums photo datés, mais aussi dans son journal. Une infime partie de cette collection en couleurs a été vue par le public, le reste sommeille encore dans des classeurs… Avedon disait encore à propos du travail de Lartigue : « Il y a des photos qui font écho - je ne les oublierai jamais. Les voir a été pour moi comme lire Proust pour la première fois. Vous m'avez emmené dans votre monde n'est-ce pas après tout le propos même de l'art ? »
Futur simple
« Passé composé », tel était le joli titre d’un ouvrage de Michel Frizot, historien de la photographie, consacré à Lartigue. Une conjugaison au passé pour mettre en avant ces habiles et gracieuses mises en scène de souvenirs au format 6/13.
Le travail de Lartigue, joyeux et d’une modernité inventive, se conjuguait aussi au futur simple tant le regard posé sur les instantanés du quotidien de sa vie s'inscrit dans cette modernité de la photo qui se partage, bluffe et subjugue les regards… Cette même modernité troublante quand le jeune président Valery Giscard d’Estaing lui confie, en 1974, le soin de réaliser sa photo officielle. Après l’humble refus du photographe, c’est en moins d’une heure, simplement, sur le perron de l’Élysée au grand air que le portrait en mode paysage, à l’horizontale, sera réalisé. Le président est en costume de ville, loin des décors des bibliothèques compassées, pour s’inscrire dans une fraîcheur libre, quasi hilare, devant un drapeau aux lignes obliques dynamiques.
« Le moindre champ d'herbe ou de coquelicots m'enchante »
Maniaque, Lartigue avait choisi de rédiger la dernière page de son cahier. Elle est illustrée d’un soleil avec le mot « Fin ». « Être photographe, c'est attraper son étonnement », disait-il. « Je prends à tort et à travers de stupides photographies et mon paradis sans ombre me semble invulnérable... » Ce joueur de lumière qui adorait la vitesse a su arrêter le temps avec ses photos, jusqu’à se réaliser : « On dirait qu'à force de faire le ménage dans les livres, mes collections, mes tableaux, mes autographes ou mes photos je le fais en moi-même. » Derrière cette ombre qui s’allonge dans ces derniers autoportraits, c’est aussi la psychologie d’un homme qui s’affiche. Riche de sa liberté, il se plaisait à découvrir que « le paradis n'est pas perdu parce que le moindre champ d'herbe ou de coquelicots m'enchante. Le paradis est partout, mais on ne le voit pas. »