Ananda Devi est une romancière Mauricienne d’origine indienne. Elle ne s’habille qu’en sari et parcourt depuis des lustres les routes de l’Inde ancestrale, en quête de son passé et peut-être d’un avenir.
L’écrivain connaît l’Inde intimement, ses villes miséreuses et ses hommes et femmes dont elle a su capter dans ses livres la lumière obscure et la tristesse infinie. Les mystères de ce pays plurimillénaire, à la fois lointain et proche pour l’auteur, lui ont inspiré de très beaux romans, mais aussi des nouvelles où on entend les koels chanter, les klaxons et le carillon des temples. Devi a réuni quelques-unes de ces nouvelles dans son dernier livre au titre énigmatique, suggérant grandeurs et décadences que nous associons à l’Inde.
L’Ambassadeur triste réunit onze nouvelles à la fois poétiques et ironiques. Pas toutes, mais la plupart de ces récits sont campés en Inde, dans l’Inde contemporaine des festivals littéraires, des « trafic jams » légendaires et des miséreux qui meurent aux pieds des tours où vivent les maharajah d’aujourd’hui, les uns aussi insensibles que les autres aux souffrances des plus démunis. Ces nouvelles disent la solitude, la misère, la condition féminine, le choc de la tradition et de la modernité, l’envahissement de la technologie. Ce sont les grandes thématiques d’Ananda Devi qu’elle a traitées souvent avec subtilité et empathie. L’univers de Devi est peuplé de marginaux, de parricides, de prostitués, de becs de lièvre auxquels l’écriture a restitué la dignité, faisant des handicaps de ces protagonistes les métaphores de notre humanité commune.
A la croisée des mondes
A l’aventure est la plus belle nouvelle du recueil, et sans doute la plus triste aussi. Elle met en scène une rencontre invraisemblable, entre une riche occidentale et un petit mendiant sale et pustuleux. Exploratrice dans l’âme, cette femme française d’âge mûr - double de l’auteur ? - loue une voiture pour aller de son hôtel jusqu’au temple ancien qu’elle avait envie de visiter. On lui avait parlé d’une route toute droite. L’excursion devait être simple, mais se transforme en cauchemar en cours de route, la pluie aidant. Au volant de sa voiture, la protagoniste tourne en rond, suit le flot, se laisse éberluer par le hurlement des klaxons, des freins et des pneus. Elle s’arrête au feu rouge quand un jeune mendiant vient frapper à la portière, lui réclamant quelques sous pour acheter de quoi manger.
« Ma’am… Ma’am … hungry…son hungry… ». Prise de pitié, elle le fait monter dans la voiture. Il est sale, il sent mauvais, il est purulent, glaireux, abîmé par la vie à 10 ans. Affamé, il fait un sort aux sandwichs qu’elle lui offre, mais ne veut plus descendre ensuite. L’aventure se termine au bord de la route où l’enfant pris de convulsions est en train de mourir dans les bras de sa bienfaitrice.
« Elle n’avait pas envie de bouger, écrit la romancière. Leurs souffles s’accordaient si parfaitement. Tant qu’il serait là, tenu à l’orée d’une possibilité, il vivrait. La pluie cessa et la terre dégagea un brouillard épais, pareil à des nuages étalés sur les rizières. Au loin, entre deux coulées grises, elle crut apercevoir une antilope à quatre cornes. » Dans cette image de la fin, il y a de la Madone à l’enfant, mais aussi quelque chose des miniatures orientales, campées à la croisée du monde rêvé et du monde réel.
C’est encore dans cet entre-deux que se situe la nouvelle éponyme du volume. X est l’ambassadeur en Inde d’un pays nordique avec lequel New Delhi entretient peu de relations. Désoeuvré, le diplomate passe l’essentiel de son temps à courir les festivals littéraires et les galeries d’art. Il maigrit à vue d’œil, ne retrouvant la santé que lorsqu’il est sollicité de manière officielle par son gouvernement. Mais ces sollicitations sont trop rares et le temps s’étire en longueur, condamnant le protagoniste à des activités futiles qui ne rempliront jamais son âme. La métaphore de la futilité et de la solitude destructrices est une des constantes des récits d’Ananda Devi.
On lira aussi avec bonheur les autres nouvelles du recueil, notamment Goûtu, consacrée aux mésaventures d’un écrivain africain en Inde, les errances et la solitude d’une reine dans Hawa Mahal ou le Palais du vent, Great America ou la charité peu charitable de trois sœurs riches et forcément américaines. Enfin, Déesse qui fait penser à La Route des Indes de l’Anglais E.M. Forster, roman revu et corrigé par l’imagination tout en ironie et fulgurance de Devi.
Superbement menée, chacune de ces nouvelles brille comme un diamant compact et parfait. Chaque récit est un univers autonome, avec ses règles et sa cohérence esthétique. Enfin, la chute, parfois décalée, mais toujours juste, renforçant l’harmonie de l’ensemble. Bravo l’artiste !
* L’Ambassadeur triste, Ananda Devi. Gallimard, 2015, 194 pages, 17,50 euros.