On ne présente plus Shumona Sinha. Poète, romancière, elle est l’auteure de trois romans qui ont marqué leurs lecteurs par la puissance de leur écriture et l’originalité des univers qu’ils déploient. Des univers peuplés d’hommes et de femmes en plein questionnement sur leur devenir, victimes de l’Histoire avec un grand « H » et des contradictions de leurs propres rêves. La vie intérieure de ses personnages qui est le véritable matériau de Sinha est racontée avec une stupéfiante acuité mêlée d’audace langagière devenue la marque de fabrique de cette conteuse hors pair.
Rendant compte de l’un de ses romans dans Le Monde des livres, l’écrivain Marc Weitzmann parlait de « la langue et de l’énergie sauvages » de la romancière. « C’est par la puissance poétique de ses phrases que Sinha porte à l’incandescence le monde défait qu’elle décrit », écrivaient l’auteur de Chaos et de Mariage mixte.
Proust, Baudelaire et les autres
Ce « monde défait » tout comme les phrases poétiques que Sinha déploie pour le raconter, viennent de loin, même si la découverte de la littérature française dans le lointain Bengale natal de la romancière n’est pas étrangère à la venue à l’écriture de cette dernière. Shumona Sinha est née à Calcutta en 1973 où elle a vécu jusqu’à son débarquement en France en 2001 pour des études littéraires. Elle écrivait déjà, mais dans sa langue maternelle, le bengali, et s’était illustrée en obtenant en 1990 le Prix du meilleur poète du Bengale. Le bengali, langue de Tagore et de Satyajit Ray, est un idiome éminemment poétique qui compte une trentaine de mots pour dire l’amour et dans lequel le soir est synonyme de poussière qui se lève sur les pistes sablonneuses au retour du bétail.
La romancière a raconté comment la lecture dans un périodique local d’une série de chroniques sur la vie littéraire française sous la plume d'un écrivain bengali réputé, avait éveillé sa curiosité sur la France, sa langue, ses écrivains. A 22 ans, elle s’est mise au français, pour pouvoir lire en version originale Proust, Baudelaire et les autres. La lecture des grands auteurs d’hier et d’aujourd’hui la conduira tout naturellement à l’écriture. « J’écris parce que j’ai beaucoup lu », aime-t-elle répéter.
Lorsque son premier roman Fenêtre sur l’abîme (La Différence) paraît en 2008, Sinha est déjà en France depuis plusieurs années. Elle s’est mariée au poète Lionel Ray qui l’a introduite au cercle magique des écrivains et des éditeurs de la rive gauche parisienne. C’est le temps de la domestication du français, de ses normes et de ses rituels. Riche en enseignements, sa vie commune avec l’un des poètes français majeurs, dont Shumona Sinha se séparera après huit ans de mariage. Entre temps elle aura vu et vécu de près « le rapport complexe que les écrivains français entretiennent avec leur langue, un rapport à la fois de soumission et de subversion ».
Une écriture métissée et révolutionnaire
Pour autant, la jeune femme n’ose pas encore franchir le pas et réaliser son rêve d’écrire un roman en français. Son premier livre, elle le commence en bengali, avant de l’achever en français. Dans ce récit qu’on pourrait qualifier de « quasi-beckettien » à cause de la superposition des idiomes et des imaginaires, Sinha raconte sa propre trajectoire à la fois houleuse et exaltante d’intellectuelle bengalie déracinée, en quête de sa propre vérité. Les douleurs de l’exil se mêlent aux trépidations de la vie parisienne, riche en promesses et en faux-semblants. Le récit se clôt sur la plongée de l’héroïne dans l’abîme, annoncée dès le titre.
C’est son deuxième opus, autofictionnel et poétique, qui a fait connaître Sinha du grand public français. Portant fièrement son titre Assommons les pauvres (L’Olivier, 2011) emprunté aux poèmes en prose de Baudelaire, ce roman est le grand livre de maturité de l’écrivain franco-bengali. Sa narration complexe où s’imbriquent le désespoir des demandeurs d’asile venus réclamer refuge en France et le propre cheminement de la romancière dans le monde des lettres et du néant spirituel, a valu à Shumona Sinha la Une du Monde des Livres (voir l’édition du 16 septembre 2011) et une pluie de récompenses littéraires. Ce qui plaît dans ce roman baudelairien, c’est autant l’organisation subtile des éléments du récit que le langage de la jeune Bengali identifiable parmi mille, ensemencé par cette « haine de soi » qui emporte tout sur son passage comme les flots d’une rivière en crue.
Calcutta (L’Olivier 2014), le dernier roman de Sinha, est un livre de transition entre l’autofiction et la fiction tout court. La narratrice du roman, Trisha, n’est pas Shumona Sinha. Celle-ci a pris le parti cette fois de raconter une saga familiale, sur fond de tumulte politique. Les références autobiographiques sont réduites au strict minimum, pour laisser la voix romanesque prendre le dessus, guidant le lecteur à travers les heurs et malheurs d’une famille de Calcutta en Inde, tiraillée entre le passé et le présent, la modernité et la tradition, la révolution qui menace de tout emporter et le conservatisme propre à la bourgeoisie à laquelle appartiennent les personnages centraux.
Au cœur de l’intrigue, la jeune narratrice, qui a quitté Paris précipitamment pour rentrer à Calcutta pour assister à la crémation de son père. Ce deuil est le moment de remémoration du passé. Trisha se remémore la vie de son père, Sankhya, marxiste pur et dur mais qui s'est laissé tenter par les idéaux de l'extrême-gauche révolutionnaire. Il est confronté au pouvoir central qui a déclaré la guerre aux communistes radicaux. Elle se souvient des années 1970 lorsqu’elle grandissait à Calcutta à l’ombre des violences maoïstes et des contre-violences policières qui ont failli emporter sa famille. Elle se souvient aussi de sa mère Urmila guettée par la folie, de sa grand-mère Annapurna, fille bâtarde d'une danseuses et d'un propriétaire terrien homosexuel. Cette dernière fait très tôt le choix de la modernité en quittant le village natal pour aller s’installer à Calcutta avec son fils progressiste et révolutionnaire. Ces destins pluriels sont réunis grâce à la subtile métaphore de la couette rouge qui traverse le récit de part en part comme un fil d’Ariane, version bengali.
Roman impressionniste par excellence, Calcutta est fait de fragments d’histoires que la puissance d’évocation de la romancière réussit à relier entre eux, faisant entrevoir l'esprit du « Calcutta rouge » des années post-indépendance. Une période d'insurrections et d'incertitudes dont la romancière se proclame l'héritière. Ses récits n'ont-ils pas quelque chose de la fièvre et des vertiges des révolutions inachevées ?