« Vacances » riment-elles avec « lectures » pour vous ?
Oui et non. Je suppose que les lecteurs sérieux lisent tout le temps et tous les jours ; les vacances sont seulement un espace plus étendu comme une plage où je peux éparpiller mes livres, les lire lentement, paresseusement, dans un rythme moins saccadé.
Quels sont les livres que vous avez lus paresseusement cet été ?
Cette année est un peu particulière pour moi. Je travaille sur mon roman en chantier, j’ai par conséquent très peu de temps pour lire. Normalement quand je prends un livre, je le dévore, comme un chien qui ne lâche pas son os préféré, qui le mâchouille tout au long de la journée. Mais malheureusement cet été je n’ai pas pu lire aussi hargneusement. J’ai toutefois lu le dernier livre du Sri-Lankais Michael Ondaatje : La Table des autres (Editions de l’Olivier). Un pur plaisir ! J’ai aussi lu Boulgakov, son très célèbre Le Maître et Marguerite (Pocket), et en ce moment je grignote la Trilogie new-yorkaise (Actes Sud) de Paul Auster.
Boulgakov, Ondaatje, Paul Auster… Tous des écrivains très littéraires. Comment sélectionnez-vous les livres que vous mettez dans votre valise de vacances ?
Je choisis mes lectures en fonction de la réputation des auteurs, je ne puis le nier. En général, j’emmène avec moi des classiques ou ce qu’on appelle des « classiques-contemporains ». Souvent il s’agit de livres « incontournables », qui ont contribué à l’évolution, sinon à la révolution, de la littérature. Chacun de ces romans est un monde en soi : quand on y entre, on a l’impression de découvrir un nouveau système solaire, un nouveau champ magnétique, et on est emporté ! Evidemment, je ne me base pas sur la réputation uniquement. Avant d’acheter le grand classique en question, je feuillette les pages. Parfois, je tombe sur une phrase ou tout un paragraphe, et il se passe quelque chose. Je sens un potentiel de fusion entre le livre et moi, soit parce que l’auteur me réserve des surprises ou parce qu’il fait preuve d’une extraordinaire fraîcheur pour raconter quelque chose que je connaissais déjà un peu !
Les livres pèsent lourd dans une valise, surtout si on en emmène beaucoup. Avez-vous essayé de lire sur un support numérique ?
Non, pas encore ! Je sais que le numérique est plus pratique, mais j’aime le toucher du papier, le rapport tactile avec les mots, j’aime voire les pages jaunir, se salir, se détériorer. Marquées à tout jamais par des taches de soupe, de sauce ou de chocolat ! J’aime voir les livres vieillir avec moi. Ceci dit, il y a quelque chose qui me fascine dans le support numérique, c’est sa ressemblance avec la mythologie hindoue du dieu Vishnou qui, tout comme l’utilisateur de l’iPad, manie avec une dextérité étonnante son index. Grâce au système tactile de l’outil, il nous suffit de bouger le petit doigt pour éliminer des kilomètres de texte, alors que Vishnou utilise son index levé pour effacer l’univers !
Comment aimez-vous lire ?
J’aime lire dans ce qu’on appellerait, je crois, la position de la méridienne, c’est-à-dire ni complètement couchée ni complètement assise, adossée confortablement au dossier du canapé, les jambes étirées et une boisson posée sur la table basse. Cela dit, je peux lire partout, debout dans le métro, assise chez moi ou dans les cafés, dans les jardins publics. On m’a rapportait qu’enfant, je lisais « sous la table » ! Plus tard, je lisais assise dignement sur la chaise, le livre défendu posé sur mes genoux, caché par la nappe, l’assiette ou les manuels scolaires ouverts sur la table pour duper mes parents !
Y a-t-il pour vous un moment de la journée qui soit plus propice à la lecture qu’un autre ? Le matin ? Le soir avant de vous coucher ?
En ce moment je préfère lire le matin. Je lis de la prose, une heure ou deux, puis dans la journée, parfois vers le soir, je me sens prête à écrire. J’aime la sensation d’être comme gorgée de mots. La nuit, en réalité vers deux heures du matin, en me mettant au lit, avant de m’endormir, j’aime bien lire quelques poèmes.
Souvenez-vous de votre premier choc de lecture ? Quel âge aviez-vous ?
Il s’agissait d’un livre d’Abanindranath Tagore, le neveu du grand Tagore. Son titre : « Buro Angla », traduit mot à mot cela donnerait « Le pouce ». (On est revenu à la magie des doigts !) C’est un roman d’aventures pour la jeunesse. Son héros est un petit garçon, un peu filou, qui se rétrécit à cause de la malédiction du dieu Ganesh. Il n’est pas plus grand qu’un pouce. Commence alors un long voyage qui nous emmène du sud du Bengale jusqu’à Darjeeling, au nord. Pendant tout ce temps, le minuscule petit garçon reste accroché au dos d’un canard boiteux. C’était génial ! J’avais, je crois, quatre ou cinq ans. J’ai aussi d’autres souvenirs de lecture qui remontent encore plus loin. Je lisais des livres illustrés, notamment un qui avait pour protagoniste un lapin nommé Golu. J’avais aussi des livres russes, avec beaucoup de pingouins et des moineaux – je les vois comme s’ils étaient encore là devant mes yeux. Enfin, je ne conclurai pas cette rubrique sans vous parler de ma découverte du Journal d’Anne Franck (Livre de poche). Après, rien ne sera plus comme avant !
Imaginons que vous partez vivre dans une île déserte pour ne jamais revenir. Et vous n’avez le droit de n’emmener que trois livres, quels livres emmèneriez-vous ?
Ah c’est dur ! Déjà, je refuserai de partir sur une île déserte dans de pareilles conditions. Mais si on me force, alors j’emmènerais : Alcool (Poésie/Gallimard) d’Apollinaire, tout Proust et Cent ans de solitude (Seuil) de Gabriel Garcia Marquez.
En tant que romancière vous-même, est-ce que vous lisez les romans pour l’histoire qu’ils racontent ou pour vous imprégner de la langue, des stratégies d’écriture ?
Pour la langue, bien évidemment. C’est le lieu par excellence de l’expérimentation et l’innovation. J’aime observer comment les mots renaissent, dotés de nouvelles significations, comme autant de lueurs fraîches. De même, quand j’écris, l’histoire pour moi est un prétexte, ce qui m’importe c’est la noyade dans la langue, la chute à corps perdu dans son fond inexploré.
Diriez-vous que l’œuvre littéraire que vous êtes en train de construire est l’aboutissement de vos années de lectures ?
Oui et non. Non parce que pour les lecteurs sérieux, la lecture est un aboutissement en soi. Sans eux les textes n’existent pas, c’est grâce à leur lecture assidue, généreuse, désintéressée que les livres continuent à vivre. La réponse est oui parce que je suis intimement convaincue que l’esprit vierge n’existe pas. J’écris parce que j’ai lu et je lis, j’ai l’impression de contribuer à ma façon à l’immense matrice déjà existante, d’en faire partie, d’être un grain de sable sur la plage étendue à perte de vue. Vous voyez, les vacances sont là, et elles influencent nos métaphores saisonnières !
Croyez-vous que la lecture puisse influencer le regard qu’on porte sur la vie au point de vouloir tout envoyer balader ?
À une époque, l’idée de pouvoir changer le monde m’exaltait. Aujourd’hui plus assagie, je dirais que les livres changent notre regard, les livres nous changent. Au contact des livres, nos priorités changent, nous découvrons ce qui est essentiel pour nous : la lumière, la pureté, la grandeur à laquelle nous aspirons tous. Nous voulons aller vers le centre, inaccessible, mais finalement c’est le mouvement qui compte, le reste est anecdotique. Nous aspirons à la solitude pour mieux rejoindre l’humanité, grâce aux mots !