Prisonniers d’une nacelle plongée dans un puits de CO2, voués à l’étourdissement par asphyxie pour être ensuite tués, les deux cochons sont pris de convulsions. A l'agonie, ils finissent par s’écrouler, dans des couinements aigus. L214 Ethique et Animaux a mis en ligne mercredi 7 juin une nouvelle vidéo, filmée dans l'abattoir d'Houdan (Yvelines). Les images ont circulé sur les réseaux sociaux avant d'être reprises dans les médias.
Dans un art très maîtrisé de la communication médiatique, l'association a choisi de diffuser ces extraits quelques jours avant la comparution devant le tribunal de Versailles de deux militants, ce lundi [12 juin, ndlr]. On reproche à Sébastien Arsac et son comparse d’être entrés à l’abattoir Guy Harang, à Houdan, dans la nuit du 12 décembre 2016, afin d'y récupérer une caméra ayant filmé l'activité du bâtiment. Les deux activistes cagoulés avaient été pris en flagrant délit par les gendarmes en embuscade, avertis par un employé qui avait déniché le dispositif.
Les deux militants sont accusés de « violation de domicile » et de « captation d'images avec atteinte à la vie privée ». En février dernier, l’association avait déjà dévoilé des films en sa possession sur le même abattoir : des porcs, rétifs à avancer vers la mort, sont frappés et reçoivent des décharges électriques par un employé. Des actes prohibés par la réglementation, très stricte, sur la protection animale. Et si le gazage au CO2 est autorisé, l’association estime que cette méthode est « systématiquement longue et douloureuse pour les cochons ».
Vendredi 9 juin, au local parisien de cette association lyonnaise, Sébastien Arsac, 44 ans, se dit « serein » : « J'assume complètement. On n'a pas 10 000 façons d'obtenir des images à l'intérieur d'un abattoir. A chaque fois qu'on demande des visites, elles nous sont refusées. Le procès sera intéressant : est-ce que le juge va considérer que l’intérêt général mérite d'utiliser des moyens déloyaux pour aller chercher des preuves ? »
L'intérêt général ? Celui de la cause animale, raison d’être de L214.
Le véganisme comme dogme
La remuante association est née en 2008, sur les fondations d’un précédent collectif, Stop gavage, qui a bataillé pendant cinq ans pour l’interdiction du gavage de canards. En vain. De là est né un combat plus global en faveur de la protection des animaux d’élevage et pour la fin pure et simple de leur abattage.
Son nom cryptographique provient d’un article du Code rural de 1976 consacré à la protection des animaux. Celui-ci dispose, entre autres, que « tout animal » est « un être sensible ». A ce titre, il « doit être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce. » Et encore qu’« il est interdit d'exercer des mauvais traitements envers les animaux domestiques ainsi qu'envers les animaux sauvages apprivoisés ou tenus en captivité. »
L214 s’est fixé pour mission de « démontrer l’impact négatif de la consommation de produits animaux » et prêche le véganisme. Au-delà de la restriction alimentaire comme le végétalisme, ce mode de vie refuse l'utilisation de tout produit issu du monde animal ou pouvant l'affecter : le miel, le lait, les œufs, les tests de produits cosmétiques... En outre, ils s'interdisent la pratique de la pêche, les sorties au zoo ou au cirque, estimant que ces activités de loisirs pour l'homme sont autant de souffrances pour la bête. Quant à l'équitation, « ce n'est pas tranché », admet Brigitte Gothière, porte-parole, dont les convictions s'affichent sur un visage sans fard, un tee-shirt floqué d'une vachette et d'inusables Doc Martens sans cuir.
Un grand-père boucher
Sébastien Arsac et Brigitte Gothière, cofondateurs de l'association, ne sont pas tombés dans la marmite végane étant petits. Rien ne prédestinait le premier, qui assistait à la saignée du cochon dans la ferme de son grand-père boucher, laitier et maquignon, à devenir un chantre du végétal. Au mitan des années 1990, découvrant au détour d’une BD l’existence de peuples non carnivores, Sébastien tourne le dos aux tournedos.
Un peu plus tard, le couple de néo-végétariens croise les pionniers de l’anti-spécisme (qui conteste la domination de l’animal par l’Homme) en France et achève sa conversion au véganisme. Vingt-cinq ans plus tard, les deux anciens enseignants militent à temps plein pour une reconsidération totale des relations homme-animaux. « Pas d'égalité, mais une égale considération des intérêts », précise Brigitte Gothière, déplorant que « l'intérêt des êtres humains à avoir du plaisir à manger des animaux passe avant l'intérêt à vivre des animaux. »
Elle laisse le champ grand ouvert aux imaginations fertiles : l’homme a colonisé la planète, revoyons le partage des territoires avec les bêtes, propose-t-elle par exemple, prônant une « révolution copernicienne » : « de même que la Terre n’est pas le centre de l’univers, les êtres humains ne sont pas au centre des êtres vivants qui peuplent cette planète. »
Dans l’horreur des abattoirs et des couvoirs
En attendant ce monde nouveau, l'association veut devenir le poil à gratter de la puissante filière de la viande française. « Nous ne sommes pas contre les éleveurs, mais pour les animaux », insistent ces bêtes de com. Ce qui ne l’empêche pas d’user d’une méthode radicale, honnie de ses détracteurs : la caméra cachée infiltrée dans les abattoirs.
Cela démarre dès 2008, lorsque Sébastien Arsac se fait embaucher par Charal pendant trois semaines. « La vidéo fait 100 000 vues en une semaine, c'était beaucoup en 2009 », se rappelle le militant. Sur le fond, Charal n'avait pas contesté la brutalité des images, mais avait nié tout manquement à la stricte réglementation. Dépêchés par le ministère, les services d'inspection n'avaient rien trouvé à redire.
Pour L214, c'est en soi une semi-victoire : faire du bruit, attirer l'attention du public à sa cause. Dans les années qui suivent, les mises en ligne se succèdent et se ressemblent dans leur extrême morbidité. Les sources sont diverses : employés d’usine, chauffeurs, riverains et même inspecteurs vétérinaires.
Entre octobre 2015 et février 2017, L214 divulgue huit films tournés à l'intérieur d'abattoirs français. Parmi les plus marquants :
• 14 octobre 2015, à Alès (Gard). Suspendus par une patte, chevaux, vaches, moutons sont égorgés, encore conscients. Tollé. La fermeture de l'abattoir est ordonnée avant la fin de la journée. La chaîne d’abattage des chevaux et celle d’étourdissement sont définitivement hors service. L’affaire n’a pas encore été jugée.
• Février 2016. Dans l'abattoir certifié bio du Vigan (Gard), les moutons sont balancés comme des sacs, dans le corridor duquel ils tentent de s'échapper, sentant la mort approcher. Plus loin, ils sont étourdis à coups de pinces électriques. Sauf que le matériel, défaillant, torture plus qu’il n’endort. Les rires fusent. Les vaches, elles, sont trouées au collet, et mettent de longues minutes à mourir. Une plainte est déposée. Au tribunal, l'abattoir ainsi qu'un employé sont condamnés pour sévices graves et actes de cruauté envers des animaux. Une première.
Les abattoirs ne sont pas les seuls visés. A la veille de Noël 2015, L214 publie des images d'un couvoir des Pays de la Loire. Des canetons sont jetés vivants dans des entonnoirs qui mènent à un système de broyage. Certains ne sont pas tués immédiatement, comme l'exige la loi, mais agonisent pendant des heures. Même scénario au couvoir de Saint-Hernin (Finistère) en 2014. Filmés au téléphone portable par un saisonnier, les poussins affaiblis terminaient broyés vivants ou étouffés dans un sac poubelle. L'exploitation a fermé, faute de pouvoir mettre aux normes ses infrastructures.
La liste des dénonciations publiques émises par L214 s'allonge irrémédiablement depuis 2008.
Des millions de vues
L'association accompagne systématiquement ses révélations d'une plainte en justice contre l'éleveur. Une quinzaine d'affaires sont actuellement portées dans les tribunaux correctionnels de France et de Navarre, dont 80% par l'association. Brigitte Gothière note un tournant : « Avant, très souvent, nos plaintes étaient classées sans suite. Aujourd'hui, une instruction est menée et peut déboucher sur des condamnations. On sent une attention accrue de la justice sur ces affaires. »
Sur le terrain communicationnel, l’association gagne haut la main. L214 s'est d’abord fait un nom grâce aux réseaux sociaux. Ses dernières vidéos ont été visionnées des millions de fois. Sa page Facebook est plus likée que celle de Greenpeace France. 37 500 Twittos suivent ses activités.
Aujourd'hui, l'association enregistre près de 25 000 adhérents, contre 10 000 en janvier 2016. Les dons affluent à faire pâlir d'envie n'importe quelle œuvre de charité : partie de 5 000 euros de budget en 2007, elle a comptabilisé « entre deux et trois millions » d'euros l'année dernière. Cette manne faramineuse lui permet de recruter à tour de bras : de 17 salariés en septembre 2016, elle approche désormais la quarantaine.
Chaque semaine, un à deux « signalements » sont enregistrés. Pas nécessairement des vidéos. Et pas toujours exploitables non plus, car anonymes ou dépourvus d'éléments contextuels vérifiables. « Au final, L214 sort cinq à six enquêtes par an, soit le 1/10e de la matière qu'on reçoit. »
Les industriels soignent leur image
Sur son site, entre deux enquêtes, L214 répertorie les « avancées ». Dernière en date, le 7 juin : « Brioche Pasquier n’utilisera plus d’œufs de poules élevées en cage » d'ici 2025. Ce groupe de pâtisserie industrielle consomme 35 tonnes d’œufs au quotidien.
La raison de cette promesse ? Une semaine auparavant, le groupe Panzani s'était fait interpeller dans une vidéo (plus disponible) tournée en Vendée, à l’élevage Geslin. Des poules, entassées dans d’étroites cages en fer, sont montrées dans un état sanitaire exécrable : toutes sont déplumées, certaines ont des plaies à vif, d'autres sont carrément mortes. Aucune n'a la place de se mouvoir ou de battre des ailes.
L214 a déposé une plainte contre la société Geslin auprès de laquelle s'approvisionnait Panzani. La réaction du groupe est immédiate : le lendemain, il s'engage à ne plus recourir aux œufs de poules en cage d’ici huit ans. D’autres grandes marques, Barilla, Michel et Augustin, Lidl ou Monoprix, avaient emprunté le même chemin, effrayés à l'idée de se faire étriller.
Quant aux politiques, c’est la cerise sur le gâteau sans œuf quand il s'empare de la question, qu’il peut difficilement ignorer. Mise en ligne (puis retrait) de rapports officiels d’inspections, commission d'enquête parlementaire… Pour L214, ces initiatives sont encore « très timides ».
Meurtre alimentaire
La souffrance animale qui règne dans certains abattoirs n'est guère contestable. Quelques éleveurs incriminés, comme à Houdan, l’admettent en filigrane : « Je suis prêt à discuter et je veux bien tout changer, mais ça coûte 300 000 euros (pour passer à l'étourdissement électrique, NDLR). Que L214 me fasse un don et je change ma machine », se défend Vincent Harang, patron de l’abattoir, interrogé par l’AFP.
En tête des détracteurs de L214, on trouve sans surprise les représentants de la filière viande. L’essentiel des critiques se concentre sur les moyens utilisés par L214 pour atteindre ses fins : vidéos trash pour faire du buzz, propagande, vidéos montées, intrusion à domicile… D’autres portent davantage sur le mélange des messages, entre éthique et légalité : des vidéos, indéniablement choquantes, montrent des méthodes d’abattage bien légales, mais dans des conditions techniques pas toujours réglementaires. Et pendant ce temps, son dogme anti-carniste infuse dans les esprits encore heurtés par la vue du sang : « C'est de la culpabilisation des citoyens, pour les faire arrêter de manger de la viande », pestait en 2016 Marc Pagès, le directeur d'Interbev, l'association nationale interprofessionnelle du bétail et des viandes.
Or, c’est effectivement l’objectif, non dissimulé, de L214 : « On vise un changement de société. On dit aux consommateurs de viande : regardez les images. Il faut se mettre en face de ce qu'on fait subir aux animaux », affirme Brigitte Gothière. « Chaque année en France, 5 000 animaux meurent toutes les dix secondes, poissons compris. Alors que nous ne sommes pas dans une situation de survie, on ne se pose même pas la question de réduire ce meurtre alimentaire au minimum. On n'a pas besoin de manger d'animaux ni de produits issus des animaux pour vivre en bonne santé. On trouve tout dans le règne végétal. » En résumé, il faut lever ce tabou intériorisé, mais vite oublié devant notre steak tartare.
La filière française des poules pondeuses a donc beau jeu d’annoncer la diminution de l'élevage en cage au profit de 50% d'élevage bio ou en plein air d'ici 2022 : L214 ne devrait rien lâcher.
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