RFI : Vous êtes cette année président du jury du 21eme Prix Bayeux-Calvados des correspondants de guerre ? Remettre un prix du correspondant de guerre, pour vous Américain, pas loin des plages du débarquement dont on a fêté les 70 ans, ça ne doit pas être anodin ?
Jon Randal : Oui, j’étais gosse pendant la Seconde Guerre mondiale. Ça m’a donné envie de devenir correspondant de guerre. C’était un idéal et je suis là aujourd’hui. J’ai réalisé mon rêve.
Vous avez une longue carrière dans ce métier. Vous avez travaillé pour Time Magazine, pour l’édition new-yorkaise du New York Times, et pendant 30 ans pour le Washington Post. Qu’est ce qui a changé dans le métier de correspondant de guerre ? L’arrivée d’internet a modifié considérablement les choses ?
Tout a changé. A commencer par les moyens de communication. C’est beaucoup plus facile maintenant. Quand j’ai commencé il fallait rester à côté du télex. Donc le temps de travail était très limité. Il fallait revenir à temps pour envoyer le papier. Après il y a eu le téléphone. Puis il y a eu les ordinateurs, les téléphones satellites. Avec à chaque changement, un effet pervers sur la qualité du reportage. Car avec le téléphone automatique, le type au desk pouvait vous appeler à n’importe quel moment. Il n'y avait pas de deadline. On n’avait pas le temps de faire le boulot. Quand j’étais au Congo en Afrique, à 21h, le télex fermait. Impossible d’envoyer un seul mot avant 8h, le lendemain matin. Donc on avait le temps de rencontrer les gens, de lire, d’écouter, d’apprendre. Et ça a été fini avec les moyens de communication modernes. Avec internet, les patrons disent trop souvent « on n’a pas besoin de correspondant. On a déjà les infos sur internet. Ça coûte trop cher de garder un correspondant sur place ». Et c’était déjà le discours prédominant avant les années 2000. Même avant la crise économique, ceux qui géraient les finances dans les rédactions avaient déjà ce même discours.
Les risques sur le terrain ont changé ?
Je n'ai jamais pris de risques comme les journalistes le font aujourd’hui. On prenait des risques certes, mais nous n’étions pas des proies voulues par l’adversaire. Bien sûr, il y avait toujours un risque de se faire tuer. Mais je n’ai jamais été une cible. Dans les années 80 au Liban, les journalistes ont été détenus très longtemps mais pas tués. Regardez cette année, en Syrie, avec James Foley : le journaliste est une proie facile et intéressante pour certains parce que c’est la publicité garantie. Aujourd’hui, les journalistes ne touchent pas de salaires, ne sont pas assurés. L’assurance de guerre est très chère. Quand j’étais dans une zone de guerre, chaque jour coûtait une fortune en assurance. Donc quand j’en partais, je devais le signaler pour ne pas payer un sou de plus. Mais aujourd’hui les journalistes vont sur le terrain à, leur propres frais, ils sont payés des miettes. Ils vont sur le terrain et ils ne sont pas assurés. Ceux qui sont assurés sont payés par des journaux pour lesquels ils travaillent à plein temps
Comment apprivoisiez-vous la peur ?
En m’agitant ! J’ai survécu à beaucoup de choses car je tâchais de sortir, de remplir le temps. Je parlais aux gens. J’étais terrifié la plupart du temps. Mais entre être terrifié et devenir fou, il y a une différence. Je tâchais donc de faire mon boulot.
Sur place, on fait confiance à son intuition ?
Oui, c’est vrai. Mais également en se faisant confiance, si l'on connaît bien la situation. Si l'on ne voit personne dans la rue, c'est qu'il y a une raison, si l'on ne voit pas d’enfants, il y a une raison. Si l'on veut aller quelque part, on se renseigne. Ma femme me dit toujours « mais pourquoi tu continues à demander ton chemin en permanence même aujourd’hui ? » Et moi je lui réponds : « mais c’est comme ca que je suis en vie ! » Il ne faut faire confiance à personne et prendre toutes les précautions possibles.
Est-ce-que c’est une profession menacée, selon vous ? Vous vous êtes battus, il y a quelques années devant la justice internationale pour le statut des correspondants de guerre...
En 2001, j’étais déjà à la retraite. J’ai reçu un mandat dit d'amener, lancé par le Tribunal pénal sur l’ex-Yougoslavie à La Haye. J’ai refusé de témoigner pour une affaire qui datait de 1993 en Bosnie. Je n’aime pas qu’on me force la main. Et parce que je savais que pour les journaux américains, aucun journal n’apprécierait que ses employés aillent témoigner devant un tribunal, que ce soit dans un tribunal américain ou à l’étranger. L’officier de police judiciaire m’a laissé 48h. J’ai aussitôt téléphoné à mon journal qui a accepté de me défendre. Ça leur a coûté une fortune. Parce que j’ai perdu en première instance. Mais j’ai gagné en appel. J’ai compris après pourquoi j’étais contre le fait d'aller témoigner. En fait, j’étais contre car je pense que la nature des petites guerres a changé du tout au tout.
Quand j’étais au Vietnam, j’avais un uniforme, j’avais une carte de presse. J’avais le statut d’un commandant. Et si on voulait interviewer le seigneur de guerre untel ou untel, c’était impossible car on ne pouvait lui causer que des ennuis. Il ne voulait pas nous recevoir car il ne voulait pas finir devant un tribunal pénal international. Mon refus instinctif de témoigner devant un tribunal est en fait très rationnel. Et j'ai gagné. Il y a donc une décison de justice du Tribunal international pour l’ex-Yougoslavie qui dit que les correspondants de guerre n’ont pas à témoigner et que du coup, on a le même statut que des représentants de la Croix Rouge internationale ou de certaines ONG.
Pour couvrir ces conflits très décousus, très asymétriques, il faut absolument faire comprendre aux uns et aux autres que l’on ne va pas fournir de quoi les traduire devant un tribunal de justice. Certains collègues anglais l’ont fait, ils ont témoigné. Moi je trouve qu’il fallait protéger les correspondants de guerre, et notamment leur statut, pour qu’il puisse continuer à faire leur boulot. Je ne suis pas très optimiste aujourd’hui. Les journalistes envoyés sur le terrain sont très vite entre les mains de gens vraiment peu recommandables. Et les journalistes sont devenus un moyen de pression.
Qu’est ce qui est le plus dur au retour d’un reportage ?
C’est de mener une vie normale. Sans trop penser à ce qu’on a vécu. Je me suis marié deux fois. Mais je comprends mieux aujourd’hui pourquoi le premier mariage a échoué. Aujourd'hui, j’ai une femme exceptionnelle qui comprend ma petite folie à moi.
Le correspondant de guerre est devenu un peu un héros. Est-ce qu’il n’est pas
devenu, au fur et à mesure, plus important que les gens au sujet desquels il témoigne ?
J’espère que ça n’a pas été mon cas. Je n'ai jamais voulu me faire photographier. Je voulais passer inaperçu. Mais lorsque l’on devient une proie, alors évidemment les journalistes deviennent très médiatiques. C’est le cas de le dire.
Les zones de conflits sont-ils plus difficiles d’accès aujourd’hui pour les journalistes occidentaux ?
International for war and peace reporting, une association basée à Londres a formé en 2003 beaucoup de jeunes Irakiens au journalisme. L’idée c’était, une fois Saddam Hussein renversé, que le pays allait avoir des médias libres et ces jeunes gens seraient la première génération à savoir ce qu’est le journalisme «honnête», et moderne. Mais le fait est que l’Irak était plongée dans une guerre et très peu ont travaillé pour les médias irakiens, mais ils ont travaillé pour les Occidentaux. Car ça devenait trop dangereux pour les Occidentaux de sortir de leurs hôtels à Bagdad. Et donc ce sont ces jeunes Irakiens qui ont travaillé pour les médias occidentaux. Et ils l’ont souvent payé de leur vie. C’était quand même fou de faire travailler les autres. Et nous, de ne pas y aller.
C’est un métier que vous ne conseillez pas ?
Je ne sais pas. Mon petit-fils veut se lancer dans le métier et je suis très inquiet. Inquiet de savoir s’il va réussir à gagner sa vie et aussi pour le danger que cela représente. C’est une telle période de confusion pour les médias. Quand on demande à quelqu’un s’il lit un journal, 9 fois sur 10, c’est en fait un journal en ligne. Mais est-ce vraiment la même chose ? Sur internet, j'ai l'impression que l’oeil gamberge moins. Les gens ne lisent que les gros titres et les chapeaux. C’est tout. On est de toute façon en pleine expérimentation.
Pour prendre l’exemple du Washington Post, il vient d’être racheté par le patron d’Amazon, Jeff Bezos, pour 250 millions de dollars. Quand quelqu’un de très riche rachète un journal, c’est souvent « pour avoir sa danseuse », c’est-à-dire être reçu dans les couloirs du pouvoir, crâner et dire « j’ai mon journal ». Mais là, ce n'est même pas le cas. Mais il faut reconnaître une chose, il a arrêté l’hémorragie et il commence à embaucher. Pour le service web. Si on veut se faire embaucher, un jeune doit savoir manier la vidéo. Le reste est devenu secondaire. J’espère que le métier saura faire vivre son monde. Ça serait terrible si les seules personnes qui devenaient correspondant de guerre venaient de milieux aisés, avec de l’argent.
→ Le programme du Prix Bayeux-Calvados des correspondants de guerre, du 6 au 14 octobre 2014