RFI : Jean Guisnel, à quoi riment ces déclarations, cette mise en cause anglo-saxonne en temps de confrontation ?Est-ce nouveau ?
Jean Guisnel : Non, ce n’est pas nouveau. Les Américains demandent que le Mistral ne soit pas vendu à la Russie depuis avant même la signature du contrat, c’est-à-dire depuis la guerre en Géorgie en 2008. Donc ce n’est pas d’aujourd’hui. Simplement, ils oublient de préciser que eux-mêmes commercent avec les Russes et que les Russes leur livrent des engins stratégiques. C’est notamment le cas pour des moteurs de fusée dont les Américains ont absolument besoin.
A qui est destinée cette communication ?
C’est destiné à l’opinion publique, à nous, aux journalistes. C’est destiné à convaincre les gens qu’il y a quelque chose qui se fait de très sérieux pour empêcher Poutine de continuer son soutien aux indépendantistes ukrainiens. Maintenant, le fait est que tout les Européens vendent aux Russes à des degrés divers mais le premier bateau français est un des éléments. Mais pendant ce temps-là, le troisième et quatrième exemplaire du Mistral fabriqués avec les plans vendus aux Russes sont en cours de négociations avec des pays étrangers, notamment les Pays-Bas et d’autres.
C’est en effet délicat de communiquer sur ces questions. David Cameron l’a fait à ses dépens. Il a accusé la France. Et juste au même moment, il y a un rapport parlementaire qui dit que Londres continue de vendre à la Russie, plus de 200 licences, des fusils, des munitions, des gilets pare-balles. A quoi bon ces déclarations du Premier ministre britannique ? Il y a l’opinion, mais c’est quand même très difficile pour ce pays de mettre en cause le voisin quand lui-même est très loin d’être irréprochable...
Il est d’autant moins irréprochable qu’ils ont des équipements qu’on appelle des équipements létaux, c’est-à-dire des équipements qui tuent, alors que pour le Mistral il y a eu un débat pour savoir si c’est réellement un navire de guerre, puisqu’il n’est pas armé. Il est vendu par la France sans armements.
Ce n’est quand même pas un navire de croisière ?
Non, on est bien d’accord, mais ce n’est pas non plus un porte-avions ou une frégate. Et quant aux Britanniques, ils abritent à l’ombre des fortunes absolument colossales des oligarques russes qui travaillent avec Moscou, mais les capitaux qui sont utilisés à partir de la Grande-Bretagne et les militants anglais qui se battent contre cette relation avec la Russie demandent que cette pratique cesse. D’ailleurs, les Français l'ont déjà dit, le ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius aussi, que les Français n’interdiraient pas la vente du Mistral tant que les Britanniques n’auraient pas fait eux-mêmes un geste similaire.
C’était la réponse hier du ministre français. On peut dire aussi que les oligarques ont pas mal de jolies résidences sur la Côte d’Azur en France. Donc les torts sont partagés des deux côtés... Pour la livraison du Mistral, il existe des assurances pour protéger les intérêts français ?
Oui bien sûr, il existe des assurances pour protéger des industriels français. La société DCNS qui a fait les plans, les Chantiers de l’Atlantique, si les bateaux n’étaient pas livrés, et quand bien même l’argent serait remboursé aux Russes, ces entreprises seraient payées. Elles seraient payées par qui ? Elles seraient payées par cette assurance export qu’on appelle la Coface qui, elle-même, s’appuie sur une garantie de l’Etat. Donc si les bateaux n’étaient pas vendus, il faudrait rendre 1,2 milliard d’euros aux Russes, plus les pénalités, naturellement. Et tout cela serait payé par vous, par moi, par le contribuable français.
Par l’Etat français donc. Est-ce que justement cette affaire peut avoir un impact à plus long terme pour l’industrie française de la défense ?
Le grand argument qui est opposé par les industriels, c’est la nature de Poutine. On la connaissait en 2008. Quand le contrat a été signé en 2011, tous les éléments qu’on discute aujourd’hui autour de la Crimée ou des parties orientales de l’Ukraine étaient parfaitement connus puisque c’était les mêmes autour des républiques sécessionnistes ou des partis sécessionnistes en 2008. C’est exactement les mêmes conditions. Donc si le contrat a été signé avant, rien n’a changé depuis. Et si, disent les industriels, le refus de livrer les bateaux devenait effectif, ça poserait un énorme problème pour tous les industriels qui vendent des armes à l’étranger. Par exemple, l’Inde : imaginez qu’il y a une fin de négociations en ce moment sur le Rafale pour vendre 126 Rafale à l’Inde, s’il y avait une clause comme celle-là et que l’Inde et le Pakistan se trouvent en guerre, on dirait, les Rafale, on ne peut pas les livrer. Donc ça pose un réel problème que seul le président de la République peut trancher. Mais à mon avis, il devrait le trancher en en parlant aux Français.
A lire : Armes de corruption massive : secrets et combines des marchands de canons, de Jean Guisnel, aux éditions La Découverte (2011).