Dès l’entrée, le ton est donné. L’excitation savamment orchestrée dans le titre ne cède jamais la place à une érection sur les cimaises. Dans L’Homme nu du musée d’Orsay, le savant côtoie l’amusante, la photographie se mêle des tableaux et des sculptures, le 19e siècle est voisin des œuvres contemporaines. Quelques exemples ? Le gland d’un pénis fait office d’une barbichette chez Dennis Speight (1980) dans l’œuvre de Robert Mapplethorpe. Dans La Ballade de la dépendance sexuelle (1954) de Herbert Tobias, deux hommes nus cherchent l’équilibre en se donnent la main. Et Théodore Géricault réalise en 1800 un nu debout héroïque dans une pose académique avec un sexe bien au centre.
De «Nackte Männer» à «L'Homme nu»
Il y a un an, le Leopold Museum à Vienne en Autriche avait montré le chemin avec une exposition pionnière qui cartonnait. Nackte Männer suscitait un écho planétaire …et était plébiscité surtout par les femmes. C’était la première grande exposition sur l’homme nu dans l’art. Et dès le début du projet viennois régnait un parfum de scandale. Les organisateurs viennois étaient obligés de barrer le sexe sur les affiches placardées partout dans la capitale autrichienne et qui montraient trois footballeurs black-blanc-beurre nus. Une œuvre aussi percutante qu’amusante des artistes français Pierre et Gilles. Vive la France (2006) questionne la morale et les valeurs de la société actuelle, entre culte du foot et du corps et l’homophobie.
Le «Je» dénudé
Aujourd’hui, le musée d’Orsay continue à Paris le propos entamé à Vienne. Seulement 14 des 186 œuvres sont identiques dont Vive la France de Pierre et Gilles et des œuvres d’Egon Schiele. À travers de ses autoportraits, l’expressionniste autrichien a fait entrer l’homme nu dans la modernité : « Le sujet n’est plus un vis-à-vis nu, mais un 'Je' dénudé, explique le co-commissaire Tobias Natter, directeur du Leopold Museum de Vienne. C’est une approche radicale et passionnante avec des centaines d’autoportraits où il questionne son propre corps et sa propre sexualité à travers des distorsions expressionnistes, de nouvelles positions, etc. Ainsi il ouvre la porte pour l’autoportrait nu qui devient un sujet central de l’art du 20e et 21e siècle. C’est la première fois que le potentiel politique de l’autoportrait nu est exposé au grand jour. »
Ce nu masculin dans la ligne de la Renaissance
Contrairement à Vienne, Paris met clairement l’accent sur le 19e siècle tout en présentant un parcours qui s’étire sur plus de deux siècles : « Cela commence vers 1800, parce que c’est le moment du néoclassicisme français, explique la co-commissaire Ophélie Ferlier. C’est un moment où l’on est à l’acmé de ce nu masculin dans la ligne de la Renaissance. Pour nous c’était très important de prendre comme le point de départ un moment où le nu masculin est triomphant et dominant. »
Aujourd’hui, on est loin de l’époque où l’homme nu incarnait la base de l’art occidental et de la formation artistique dans les Académies. Beaucoup des œuvres exposées au musée d’Orsay restaient longtemps dans les réserves ou étaient mises dans un contexte beaucoup trop banal pour être réellement vues. « Dans notre société, on a moins l’habitude de voir des hommes nus que des femmes nues. Dans ce domaine, on est l’héritier du 19e siècle qui érige le nu féminin comme le seul porteur d’érotisme, d’objet de désir. Aujourd’hui, beaucoup de personnes sont encore dans cette logique-là et ils ont du mal à voir le nu masculin comme un nu à part entière. »
De Flandrin à Mapplethorpe
Le parcours reflète bien comment les artistes, les époques et les différents domaines se sont influencés : « Dès le départ, on a voulu un dialogue entre les œuvres, remarque Ulrich Pohlmann, co-commissaire et directeur de la collection photographique du Stadtmuseum de Munich. On voit comment un peintre comme Hippolyte Flandrin a influencé avec son tableau Jeune assis au bord de la mer [1836] des photographes comme Rudolf Koppitz [1884-1936], Robert Mapplethorpe [1946-1989] ou Wilhelm von Gloeden [1856-1931]. »
Vu la dominance d’une certaine esthétique (bien représentée par les autres œuvres de Pierre et Gilles qui mêlent mythologie et portrait individuel) où l’on exalte des corps masculins isolés, parfaits et esthétisants, la question se pose pourquoi certains sujets de la société actuelle ont été écartés.
Où est Ai Weiwei ?
Ce n’est pas ici qu’on va voir la photo de Régine Mahaux montrant un homme qui attend un bébé ou la formidable photo de l’artiste chinois Ai Weiwei qui pose nu entouré de quatre femmes. Également absent, la série Abu Ghraib (2005) du peintre colombien Fernando Botero qui montre des hommes nus ligotés, humiliés et torturés pour dénoncer les terribles abus dans la sinistre prison irakienne sous surveillance américaine. Chez l’homme nu traité par le musée d’Orsay, la question de l’interdit et de la pédophilie est aussi totalement évacuée. Il n’y a aucune trace d’une scène ouvertement homosexuelle. « Non, on n’a pas du tout écarté des sujets sensibles, rétorque Ophélie Ferlier. Il y a un certain nombre d’artistes homosexuels, notamment dans la dernière section, par exemple Paul Cadmus, un artiste homosexuel américain dont on expose le très beau tableau Le Bain(1951). Mais on n’a pas voulu forcer l’histoire de l’art à dire ce qu’elle ne dit pas. Je pense ce qu’on montre est assez représentatif de la production. »
«L’Origine de la guerre»
L’homme nu et le pouvoir dans notre société actuelle est un autre sujet délaissé par l’exposition. Même la photo culte d’un Yves Saint Laurent ne portant que ses lunettes, captée en 1971 par Jeanloup Sieff, reste mystérieusement très dépolitisée. Et pourtant, ce ne sont pas les sujets qui manque en France : Jean-Paul Cluzel, alors président de Radio France, avait fait en 2009 son coming out en posant avec torse tatoué et nu dans un calendrier vendu au profit d’Act Up. Et l’ancien ministre de la Culture Frédéric Mitterrand (le « Superbe ! » sur la première page du livre d’or de l’exposition, c’est lui) avait posé nu pour Tana Kaleya avant de faire scandale avec son livre La Mauvaise vie et l’ambiguïté entretenue sur ses liaisons avec des « garçons ».
Curieusement ce sont les quatre œuvres réalisées par des femmes qui déstabilise le plus l'image de l'Homme nu. Ainsi elles évoquent le plus les enjeux de la société et la politique actuelles : Louise Bourgeois avec L’arc de l’hystérie, Nan Goldin avec Stefan in the Bathtub et surtout Orlan qui pointe L’Origine de la guerre avec un phallus en érection.
L'homme nu dans le cinéma contemporain
En somme, le parcours reste très académique et tout public. On est loin de la réalité crue et cruelle de l’homme, montrée et récompensée dans le cinéma contemporain : l’Autrichien Ulrich Seidl avait fait danser dans Paradis : Amour un jeune Kényan avec un pénis enrubanné pour satisfaire ses « sugar mamas ». Dans L’Inconnu du lac, Alain Guiraudie filme explicitement les corps pendant des ébats homosexuels. Et dans Liberace, même Michael Douglas et Matt Damon sont allés très loin dans la représentation du corps nu. Sans parler de la mise à feu des parties génitales dans Heli du réalisateur mexicain Amat Escalante, prix de la mise en scène au dernier Festival de Cannes.
Malgré tout cela, L’Homme nu du musée d’Orsay reste un projet innovateur et très ambitieux : montrer l’histoire du nu masculin dans un musée classique fréquenté par plus de trois millions de visiteurs par an. « Aujourd’hui, pour la première fois, on sort ce thème de l’homme nu de la subculture. Ce n’est plus un sujet d’un milieu marginalisé » résume Tobias Natter. Et on verra bien quelle sorte de débats « L’homme nu » déclenchera.
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Masculin/Masculin. L’homme nu dans l’art de 1800 à nos jours. Du 24 septembre 2013 au 2 février 2014 au musée d’Orsay, Paris.