Après huit années passées à la tête de l'OMC, vous partez avec regret ou soulagement ?
Non. Je pars avec le souci de respecter les règles, qui veulent qu’un directeur général de l’OMC ne puisse pas faire plus de deux mandats. Ce que d’ailleurs je trouve tout à fait judicieux. Et je suis un très grand partisan de ce principe de la limitation à deux mandats, c'est-à-dire deux fois, quatre ou cinq ans, huit ou dix ans. Et si on pouvait étendre ça à la politique, aux entreprises, aux clubs de foot, aux clubs de boules, aux ONG… Je trouve que ça irait dans le bon sens.
Quand je disais regret et soulagement c’était du point de vue de votre bilan personnel. Comment vous le jugez ?
Comme dans tous les bilans il y a du positif et du moins positif. Je mets – ce n’est pas moi d’ailleurs qui le dit, ce sont les membres de l’OMC, parce qu’à la fin ce sont eux qui apprécient, qui jugent, qui évaluent le directeur général – ils ont la volonté de mettre le projecteur plutôt sur ce qui a marché que sur ce qui n’a pas marché.
Ce qui a marché, c’est que l’OMC a, pendant cette période, joué son rôle, qui consiste à ouvrir les échanges au service du développement. Les échanges sont beaucoup plus ouverts qu’ils ne l’étaient il y a dix ans, malgré une crise économique d’ampleur sans précédent.
Les pays en développement on largement bénéficié de cette ouverture des échanges, nous avons résisté à toute la vague de pressions protectionnistes depuis 2008 et nous avons bien avancé, dans un domaine qui n’était pas très développé à l’OMC précédemment et qui consiste à organiser le soutien international au renforcement des capacités des pays en développement pour bénéficier de l’ouverture des échanges.
Par ailleurs, il y a un point moins positif : le fait qu’on n'ait pas encore réussi - mais à mon avis, ce n’est que partie remise - à conclure, à finaliser, cette grande négociation sur l’amendement, la réforme des règles du commerce international qui avait été commencée en 2001.
Justement, les contentieux commerciaux sont très nombreux entre les Européens et les Américains, entre les Européens et les Chinois. Est-ce que ça veut dire que, sur ce point, l’OMC a échoué ?
Au contraire ! Cela veut dire que l’OMC dispose d’un système de règlement de ces contentieux, de ces différends, qui est efficace, qui marche. C’est comme dans un pays : si quelqu’un estime qu’un autre n’a pas appliqué les règles du jeu, alors on va devant la justice. L’OMC le fait. Elle a une juridiction internationale qui permet de savoir si les Américains estiment que les Chinois trichent ou si les Chinois estiment que les Européens trichent, ou si les Brésiliens pensent que les Indiens trichent. Alors, le dispositif judiciaire de l’OMC dit qui a tort et qui a raison. Et ce qui distingue l’OMC des autres organisations internationales, c'est que nous avons des moyens d’assurer que cette décision de justice soit suivie d’effets. Cela évite finalement que des conflits commerciaux ne deviennent des conflits politiques ou des tensions géopolitiques.
C’est un Brésilien, Roberto Azevedo, qui va prendre votre place. Il y a un Chinois parmi ses adjoints. Qu’est-ce que ça peut changer, à votre avis, cette arrivée des pays émergents à la tête de l’OMC ?
J’avais comme adjoints une Africaine, un Indien, un Chilien et un Américain. Donc tout cela n’est pas totalement nouveau !
Le directeur général sera Brésilien...
Absolument… Et mon prédécesseur était Thaïlandais. Il a été élu comme je l’ai été il y a huit ans, non pas parce qu’il est Brésilien – de même que je n’ai pas été élu il y a huit ans parce que j’étais Européen ou Français – mais parce qu'on l’a sélectionné sur des critères d’abord professionnels. C’est ça qui compte. L’OMC est une organisation politique, mais elle est aussi finalement assez technique et il faut que le directeur général sache de quoi il parle. Je crois que ça a beaucoup joué dans son élection.
Comment est-ce que vous jugez, personnellement, la politique menée en France par François Hollande, que vous connaissez bien ?
A quel titre ? Au titre de directeur général de l’OMC, je ne suis pas qualifié pour me prononcer sur ce problème franco-français !
Dans deux jours, vous aurez la parole totalement libre.
Ce qui ne veut pas dire d’ailleurs que j’utiliserai cette liberté de parole systématiquement. Si vous voulez, je pense que la France est un pays qui ne va pas bien. C’est le résultat d’une ou deux décennies de gestion médiocre, de son économie, de sa société.
Je pense qu’il y a beaucoup de choses à faire. Je crois que François Hollande et son gouvernement ont pris des décisions qui vont dans la bonne direction, qui consistent à alléger ce gigantesque fardeau de dette publique qui a été accumulé pendant les décennies précédentes. Cela date depuis les années 70.
Je crois qu’ils ont commencé à entamer un redressement de la compétitivité de l’économie française. Ce qui explique pour l’essentiel de la dégradation de ses performances économiques internationales, y compris en loupant une formidable opportunité de créer de l’emploi sur les marchés étrangers, qui sont ceux qui vont se développer le plus vite dans les années qui viennent. Je pense aussi que tout ça est un peu lent, tout comme le rythme des réformes.
Est-ce que vous souhaitez un remaniement du gouvernement ?
Alors ça, je me garderai bien de me prononcer là-dessus. Dans la Vème République, c’est une décision qui est dans le cerveau – le deuxième ou le troisième – du président de la République.
Beaucoup de gens disent que vous êtes pressenti pour remplacer Jean-Marc Ayrault...
Oui, beaucoup de gens disent beaucoup de choses. J’ai dit et je le répète volontiers en réponse à votre question, que je n’ai pas décidé ce que j’allais faire dans les années qui viennent. J’ai 66 ans et on ne réfléchit pas et on ne répond pas à cette question de la même manière que si on en avait 56, 46 ou 36.
Je vais prendre le temps, si j’ose dire la liberté, de réfléchir un peu à là où je peux être utile dans les années qui viennent au service de ce à quoi je crois.
Les Français ne vous connaissent pas beaucoup et votre profil ne plaît pas beaucoup à l’aile gauche de la gauche. On vous dit trop libéral.
Oui, oui… Mais vous savez, libéral en France c’est assez particulier, quand même ! En France, on est vite libéral dès qu’on a confiance dans un certain nombre de mécanismes de l’économie de marché. Donc je suis un social-démocrate. Je le dis souvent, je suis d’accord avec 95 % des sociaux-démocrates de cette planète sur tous les continents. Je les ai pas mal fréquentés depuis trente ans. Des 5 % restants, c'est vrai qu'il y en a pas mal en France. Oui, c’est vrai.