«My Fair Lady» de Christoph Marthaler, un slow théâtral sur le mépris de l’apparence

Adeptes de la célèbre comédie musicale, méfiez-vous de Christoph Marthaler. Pour lui, My Fair Lady est un laboratoire de langues et un slow théâtral sur le mépris de l’apparence. Au Festival d’Avignon, le maître suisse de la dramaturgie musicale a complètement déconstruit la pièce mythique pour en monter une autre. Ce qui reste est aussi méconnaissable qu’original, aussi ringard que déconcertant. Une création poétique et réussie.

Dans le coin, il y a cette poubelle en plastique avec couvercle basculant et, au milieu de la scène, ces chaises mornes, style « bureautique », qu’une femme de ménage s’efforce d’empiler. Au fond de ce laboratoire de langues qui pue la raideur et le côté petit bourgeois, nous attendent des cabines ouvertes, séparées par des cloisons. C’est là que les Henry et Eliza employés par Christophe Marthaler s’assoient avec des casques sur la tête pour apprendre à parler correctement l’anglais. Le tout est cadré, à gauche, par un petit orgue joué par un Frankenstein qui secoue la tête et, à droite, par un piano à queue. On l'a compris : My Fair Lady, un laboratoire de langues est avant tout une question de rythme et de musique.

De l’élégance et du bon sentiment de l’original ne reste pratiquement rien : quelques bribes de conversations et  de mélodies légendaires, noyées dans un pot-pourri musical finement orchestré. Le pianiste qui dirige le plateau porte une coiffure ridicule et un pull blanc, trop serré pour son bide, mais cela ne fait rien. Dans cette pièce, tout le monde montre surtout ses faiblesses. Quand l’original de My Fair Lady s’est contenté d’envoyer le professeur Henry Higgins dans une époque victorienne pour dresser et « civiliser » Eliza Doolittle, jeune fille de basse extraction. Christoph Marthaler fait défiler trois Henry et trois Eliza pour mettre à nu toute la misère : autrement dit, notre désir de nous distinguer. Apprendre une langue, apprendre à se parler, un projet voué à l’échec et qui mène sans détour à la catastrophe communicative surtout dans un groupe thérapeutique qui croque des pommes et pousse des chansonnettes.

Et les trois couples chantent ardemment : un couplet de Douce nuit, Sainte nuit, des extrait du répertoire de Wham et Bryan Adams, et des tubes allemands, de Marlène Dietrich jusqu’à Codo… düse im Sauseschritt, une chanson des années 1980 sur un extraterrestre qui ramène l’amour interdit sur terre. Une réponse tendre à la jérémiade du pianiste : « Laid, je suis laid, affreusement laid. Je suis la haine. »
 
« Die Kartoffel »


La dérision et le décalage habitent déjà le titre. Christoph Marthaler transforme la jeune et jolie marchande de fleurs (Fair Lady) en une dame juste (Meine faire Dame), vieille et plutôt laide, mais qui prend sa revanche. Après la torture de l’anglais, elle contraint le très distingué Henry à répéter en allemand : « Die Kartoffel », la pomme de terre.

Le tout est rythmé par de délicieux slapstick, des gags à répétition et des anti-chorégraphies burlesques qui refusent d'être « spectaculaires » ou « belles », tout en restant millimétrées et redoutablement efficaces.

La création musicale, méticuleusement arrangée, fait vivre tout les hauts et les bas des personnages : des extraits de la comédie musicale originale s’entrechoquent avec une sonate de rires, des tubes pop avec les Scènes d’enfants de Schumann, des airs populaires avec le rap prolétaire d’une plouc… Tout cela fait beaucoup rire le public, mais attention : en dépit de leur apparence si maladroite, ils chantent merveilleusement juste et avec le cœur.

La création est à la fois ringarde et renversante. Chez Marthaler se côtoient la langue ciselée et « ta gueule », Lohengrin et des bouquets de roses. C’est kitsch et pourtant si séduisant. Marthaler fait le modeste et prend de court le spectateur avec un slow théâtral qui cache son jeu et suscite finalement l'émoi. Vouloir prendre l’autre de haut, visiblement, cela n’a pas changé depuis les premières aventures de la petite marchande de fleurs Eliza Doolittle.
 

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Meine faire Dame, ein Sprachlabor (My Fair Lady, un laboratoire de langues), de Christoph Marthaler. Salle de spectacle de Vedène, le 10 juillet, à 22 heures. Du 11 au 16 décembre à Paris, au Théâtre de l'Odéon.

- La 66e édition du Festival d'Avignon, du 7 au 28 juillet
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- Le Festival « Off », le plus grand théâtre du monde, du 7 au 28 juillet 2012. 

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