C’est une œuvre « abjecte » qui pend 14 mètres au-dessus de nos têtes, à côté de l’escalier d’honneur. « Abjecte », c’est le terme que l’artiste belge Peter Buggenhout utilise pour définir le caractère de sa sculpture géante : des débris, des déchets, de la poussière agglomérés sous forme d’une construction artistique de quatre tonnes. The Blind Leading the Blind (L’aveugle guidant l’aveugle), d’après le célèbre tableau La Parabole des aveugles de Pieter Bruegel l’Ancien, réalisé en 1568, s’avère finalement une jolie métaphore pour le nouveau Palais de Tokyo : « On ne sait pas d’où on vient, on ne sait pas où on va et à la limite, on fait n’importe quoi, dit Peter Buggenhout en se moquant de son œuvre qui restera sur place un ou deux ans avant d’être détruite. On a des idées, on fait quelque chose, on rajoute quelque chose, on détruit quelque chose. C’est cette suite de comportement qui a fait que j’ai réalisé cette sculpture qui ne représente rien d’autres qu’elle-même.
Un bâtiment hors norme et hors mesure
Pour le président du lieu, Jean de Loisy, l’élargissement du Palais de Tokyo est « un événement extraordinaire pour les artistes, en France et en Europe ». Un bâtiment hors norme et hors mesure à qui les deux architectes Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal ont restitué les immenses volumes originaux de l’Exposition universelle de 1937 tout en laissant le sol, les murs et le plafond en état brut. C’est l’esthétique du béton qui règne. Seules quelques traces du passé ont le droit de subsister.
En 2002, quand le Palais de Tokyo a été inauguré sous la dénomination Site de création contemporaine, on parlait de « squat de luxe », mais qui a fini par accoucher une nouvelle scène artistique française. Après la conquête de trois étages et 14 000 mètres supplémentaires, le site se réclame aujourd’hui « le plus grand centre d’art contemporain d’Europe ». Un superlatif qui sert surtout à donner du courage aux artistes contemporains français. Jean-Michel Alberola, né en 1953, en fait partie. Il a transformé une salle de 200 mètres carrés, au dernier étage, tout en haut sous les toits, avec une ouverture lumineuse vers le ciel qui fait rayonner les couleurs vives de sa Chambre des instructions. « On est instruit d’une façon extrêmement vague, complexe et poétique, explique Julien Fronsacq, l’un des commissaires du Palais de Tokyo et responsable de l’intervention de l’artiste. Ces instructions sont à prendre d’une façon poétique, comme un koan [réflexion philosophique qui provoque un déclic mental]. Ces mots sont disposés au centre des peintures murales figurées qui elles-mêmes évoquent quelque chose de quotidien, de politique, de sociale. »
Le retard français
Le nouveau Palais de Tokyo est certes monumental, mais ni la forme ni le fond ne sont réellement révolutionnaires. Le mot d’ordre du président Jean de Loisy : « Un atelier, un laboratoire permanent » ressemble beaucoup au slogan « Ici, on montre la création artistique en train de se faire » du centre culturel (et pluridisciplinaire) Centquatre, inauguré à Paris en 2008 sur 25 000 m². Côté fond, des institutions comme le Centre Pompidou ou la Gaîté lyrique pour les arts numériques semblent pas moins novatrices. Le Palais de Tokyo est surtout une manière spectaculaire de combler le retard français par rapports aux Kunsthallen allemands, la scène londonienne ou les galeries new-yorkaises.
Il est notamment censé de provoquer une nouvelle dynamique en France. « Cela nous met au niveau des autres capitales européennes comme Berlin ou Londres », affirme Jean de Loisy. Mais derrière les discours élogieux se cache une réalité difficile : la scène artistique française est souvent très mal mise en valeur au niveau international et la cote des artistes français reste dérisoire par rapport aux artistes américains, chinois, britanniques ou allemands. Bref, il y a très peu d’artistes français avec une visibilité internationale.
Pour cela, la mission et les nouveaux moyens du Palais de Tokyo sont cruciaux : accompagner des jeunes artistes et des artistes au milieu de leur carrière jusqu’à la consécration sur le marché international. C’est pour cette raison aussi que le Centre Pompidou avait entamé un combat acharné contre l’ancienne équipe du Palais de Tokyo pour mettre la main sur ces 22 000 mètres carrés en plein centre de Paris. Finalement, le Centre Pompidou n’a pas obtenu un nouveau débouché pour sa majestueuse collection d’art contemporain. Le nouveau Palais de Tokyo restera sans collection, mais autonome et libre de ses choix.
Comment se situe le nouveau site au niveau international ?
Est-ce qu’il y a un modèle pour habiter l’espace du Palais de Tokyo ? Julien Fronsacq, curateur au Palais de Tokyo, rechigne d’abord à répondre, mais se lance finalement : « Je ne penserais pas forcément à un centre d’art, mais plutôt à un endroit patrimonial, de cheminement, de promenade : le Central Park [à New York]. » Fronsacq rêve le Palais de Tokyo comme un lieu où la frontière entre artiste et visiteur devient floue et l’énergie créative se répand et s’agrandit comme des cercles concentriques : « Comme des ondes à la surface de l’eau qui s’amplifient dans un espace de contamination réciproque entre l’intérieur et l’extérieur. Et on le voit déjà, avec la rénovation du bâtiment, la relation à l’extérieur a énormément changé. » D’ailleurs, les architectes ont pris comme référence la place lamaâ El Fna de Marrakech et revendiquent l’héritage du Fun Palace de Cédric Price et la tradition des Dreamlands.
Reste à savoir comment la nouvelle dimension du Palais de Tokyo sera perçue par les artistes et à l’étranger. L’audace et le potentiel du bâtiment ainsi que le budget annuel de 12 millions d’euros seront certainement accueillis comme une bulle d’oxygène. Par contre, l’appui démonstratif du président Nicolas Sarkoy qui, dix jours avant les élections présidentielles, prend dans une œuvre artistique la pose pour les photographes et donne la leçon aux artistes de se montrer « libre », fait ressurgir la crainte de la promotion d’un « art officiel » et centralisé en France.
Heureusement, le président du Palais de Tokyo est unanimement respecté pour son travail. Jean de Loisy a fait carrière en tant que commissaire d’exposition indépendant dans des institutions prestigieuses comme le Centre Pompidou ou la Fondation Cartier. C’est aussi lui qui a fait triompher Anish Kapoor au Grand Palais. En tant que président du Palais de Tokyo, il doit prendre en compte des nombreuses exigences de ses tutelles dont le modèle économique : la moitié des 12 millions d’euros annuels doit être fournie par la billetterie (il espère 500 000 visiteurs par an) et le mécénat. De Loisy s’y engage à fond : lors des journées de l’ouverture, il a cité plus de noms d’entreprises que d’artistes…
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Le Palais de Tokyo présente du 20 avril au 26 août 2012 : La Triennale : Intense Proximité, avec 146 artistes de 40 pays. Commissaire général : Okwui Enwezor.