Michel Lacroix : « Le patriotisme en France vit à l’état latent »

Et si la réputation des Français d’être un peuple arrogant n’était qu’un malentendu? Voici ce que suggère le philosophe français Michel Lacroix, né en 1946, dans son livre Éloge du patriotisme, petite philosophie du sentiment national. Entretien.

RFI : J’habite en France depuis 1994. mais je pense n’avoir jamais rencontré de « patriote français ». Je n’ai entendu personne proclamer ouvertement, sans réserve, son amour pour la France. Pourquoi ?

Michel Lacroix : Le patriotisme est un sentiment relativement discret et pudique. Il n’est pas déclamatoire. Quand il est ostentatoire il peut devenir désagréable. Au fond, le patriotisme vit à l’état latent. Son régime normal, c’est l’état silencieux. On se rend compte finalement de l’attachement à son pays quand on doit le quitter, lorsqu’il apparaît en crise ou face à des risques d’une guerre, etc. C’est peut-être pour cela que vous n’avez pas écouté des Français défendre la France. 

RFI : Pourquoi le terme « patriotisme » a mauvaise presse ?

M.L. : Parce qu’il est considéré impur et dangereux, comme si derrière cette notion se cachait le nationalisme. Ceci est une erreur fondamentale. Le nationalisme est une perversion du patriotisme, une déviation barbare et odieuse. Dans la préface de Lettres à un ami allemand, Camus a écrit cette belle formule : « J’aime trop mon pays pour être nationaliste ».

RFI : En quoi consiste le patriotisme selon vous?

M.L. : Aimer son pays c’est aimer deux choses à la fois. Premièrement, j’aime les paysages, l’histoire, la langue, les coutumes, les villes, l’art de mon pays. J’aime tout ce qui nous rend différents des autres pays. C’est ce que je symbolise par un jardin clos par les murs. Mais j’aime aussi le fait que les institutions de mon pays soient démocratiques, que nous respections les droits de l’homme, que nous pratiquions la justice, que la liberté soit garantie par les lois, et que nous ayons une Constitution démocratique, républicaine. J’aime la France tant qu’elle participe à ces valeurs universelles ; j’aime le caractère universaliste de nos institutions.

RFI : Des institutions que les Français présentent souvent comme un modèle à suivre.

M.L. : Oui, dans le cas de la France, l’universalisme est « à la puissance deux ». Et là, je pense que ce que je vais dire va vous faire sourire. Nous sommes une nation qui ne se contente pas d’être démocratique et d’avoir des institutions conformes à la justice et aux grands principes universels, mais qui a le projet de répandre cet universalisme dans le monde. La France se veut rayonnante, missionnaire, dépositaire d’un message à apporter au monde entier. Une nation qui se veut un phare pour l’humanité.

RFI : D’où l’image de la couverture de votre livre.

M.L. : En effet. Je symbolise cet amour de notre vocation universaliste par un phare tourné vers le large dont la lumière représente l’universalité des valeurs démocratiques. Nous sommes un peu perçus comme ça à l’étranger, même si cela peut prêter à sourire. Nous sommes donc à la fois un jardin, probablement l’un des plus beaux au monde, et qui attire les 60 millions d’étrangers qui viennent en France ; et au milieu du jardin, ce phare qui s’élève.

RFI : Ne pensez-vous pas que la France comme un « jardin-phare », la France comme une nation qui fait la synthèse parfaite entre le particulier et l’universel, c’est une image qui peut être prise pour de l’arrogance ?

M.L. : C’est possible oui, je sais bien... Il y a certainement un équilibre à trouver. Il ne faut pas que cette vocation universaliste, cette idée que l’on a une parole universaliste à faire entendre dans le monde, dérive dans le registre des donneurs de leçons. Comme si nous étions en position de jugement par rapport aux autres nations. Mais cette vocation-là, nous l’avons eue sous l’Ancien Régime, pendant la Révolution française, au 19e siècle et, à certains égards, aussi au 20e siècle.

RFI : A l’aube du 21e siècle, dans quel domaine la France peut-elle renouveler sa contribution à l’universalisme ?

M.L. : Dans celui de la gouvernance mondiale. Nos économistes, nos experts, nos philosophes ont probablement quelque chose à dire et une contribution à apporter sur le plan de cette gouvernance mondiale, sur la gestion des grands problèmes mondiaux, entre autres le commerce, la finance, la paix dans le monde, les armes nucléaires, l’écologie, le développement durable, etc.

RFI : Permettez-moi un commentaire personnel. Pour moi, Colombien naturalisé Français, « vouloir devenir français » reste un concept abstrait. Car, dans la pratique, je constate souvent un grand décalage avec les Français de souche.

M.L. : Pour ma part, très franchement, je ne vois pas cette différence. Vous, vous la ressentez peut-être de l’intérieur, mais ma conception de la nation française est très claire à cet égard. Il n’y a pas pour moi l’ombre d’une distinction entre Français de souche et nouveaux membres de la communauté nationale. Je suis vraiment pénétré par cette idée d’une nation fondée sur le désir d’être français.

RFI : Voulez-vous dire que même si je ne suis pas né en France, même si je n’ai pas d’ancêtres français et suis arrivé il y a moins de deux décennies, vous me considérez comme Français ?

M.L. : À partir du moment où vous avez adhéré librement à la République, où vous reconnaissez ses valeurs, où vous aimez sa langue, la pratiquez et la transmettez à vos enfants, et où vous vous intéressez à l’histoire de France, pour moi il n’y a pas l’ombre d’un doute, vous êtes cent pour cent français ! Notre patriotisme est fondamentalement ouvert.

RFI : Pourquoi « ouvert » ?

M.L. : Parce qu’il est fondé sur la volonté, le contrat, le consentement. C’est cela l’essence même de la République française et de notre nationalité comme définies par Ernest Renan au 19e siècle. C’est une notion qui marque une rupture fondamentale avec toute idée culturaliste, ethniciste, barrésienne, de droite, maurrassienne, relevant des conceptions allemandes de la nation aux yeux desquelles l’appartenance nationale dépend de la naissance, du déterminisme, de la généalogie, de la génétique, de l’ancienneté, etc. Pour moi cette idée est totalement malsaine. Elle est toxique et contraire à l’esprit français.

RFI : L’attachement au pays dépend aussi de différents facteurs, comme avoir un emploi, ce qui n’est pas le cas de tout le monde. Qu’en pensez-vous ?

M.L. : Oui, c’est évident. En France, nous avons actuellement un problème de lien social, parce que celui-ci dépend des facteurs économiques : il faut avoir un emploi. Il dépend aussi des facteurs politiques: il faut pouvoir exercer la citoyenneté, avoir la nationalité, il faut être partie prenante dans la vie politique. Il faut bénéficier des moyens de l’État-providence. Certes, tout cela est nécessaire. Mais dans le lien social, il y a aussi un élément sentimental qui est incontournable: c’est l’attachement à son pays. Ce sentiment a besoin d’être entretenu. Cela ne se fait pas tout seul. Nous sommes dans une période un peu critique où il y a une tendance à oublier l’importance primordiale de cet attachement affectif.
 

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Éloge du patriotisme, petite philosophie du sentiment national, de Michel Lacroix, éditions Robert Laffont, 136 pages.

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