La morale des «blessés par le langage» de Michel Lacroix

La politesse du XVIIe siècle peut-elle inspirer une morale au début du XXIe siècle? Oui, répond le philosophe français Michel Lacroix, auteur de «Paroles toxiques, paroles bienfaisantes. Pour une Éthique du langage». «De mon voyage au pays des mots et des phrases, je compte extraire une morale qui dira comment il faut parler», écrit-il. Michel Lacroix propose huit règles de la parole éthique.

Qu'est-ce qui vous a poussé à proposer une éthique de la parole inspirée de la politesse du XVIIe siècle?

Je me suis toujours passionné pour les problèmes qui touchent à la civilité, à la conversation. L’idée de politesse dans les manuels de savoir-vivre des XIXe et XXe siècles était le sujet de la thèse que j’ai soutenue en Sorbonne à la fin des années 80. L'embryon de mon éthique est le code de la civilité, le code de la politesse, qui est une réalisation civilisationnelle absolument extraordinaire dont la France classique est un peu l’auteur. Au XVIIe siècle, on était considéré comme la nation la plus polie d’Europe. La Bruyère définit dans ces termes la politesse : « une certaine attention à faire que par nos paroles et par nos manières les autres soient contents de nous et d’eux-mêmes ». Ça nous introduit à l’éthique du langage, à une éthique de la parole.

Quel lien établissez-vous entre cette tradition et le langage d'aujourd'hui?
Je pars de l’idée que toute parole que je prononce a une résonance émotionnelle chez autrui. Que ce soit une parole banale, une simple parole de bienvenue, et a fortiori des paroles plus profondes, relatives à la vie, des paroles plus intimes. Ma parole est vécue comme agréable ou désagréable, elle cause de la joie ou de la peine, et par conséquent, en tant que sujet parlant, je dois prendre en compte cet impact. Je dois prendre en compte le fait que ma parole est vécue d'une certaine manière, et donc j’ai une responsabilité. Or, qui dit responsabilité dit morale.

Comment est née chez vous cette interrogation philosophique ?
J’ai toujours été très sensible à la manière dont les gens me parlent. Les causes de contrariété, de désagrément, de peine, de souffrance, toute la gamme de sentiments pénibles que je peux avoir éprouvés dans ma vie, quand je réfléchis, résultent très largement de ce que j’ai entendu dans la bouche des autres, et de la manière dont ils m’ont parlé ou de la manière dont ils se sont parlés, en ma présence.

Comment mettre en œuvre votre éthique du langage ?
Il ne s’agit pas de devenir un béni-oui-oui au prétexte qu'il faut ménager les personnes et ne pas blesser autrui. Il faut trouver un équilibre. Être tolérant envers les autres, accepter de discuter de nos désaccords, ça ne veut pas dire que je renonce à convaincre l’autre qu’il a tort. Il y a des moments dans l’éducation où je suis amené à avoir un langage dur.

Comment qualifiez-vous cette parole ?
C’est une parole éthique. Il y a des moments où l’éthique consiste non pas à ménager l’autre, mais à le secouer, à le réveiller et à lui faire prendre conscience, par exemple, des imperfections de son travail scolaire. Mais c'est uniquement dans ces situations-là, quand c’est vraiment pour le bien de l’autre. Ce n'est pas pour l’endurcir et lui créer une carapace qui le rendrait insensible. Dans une entreprise, ma parole avec un collaborateur peut être d’exigence, voire une parole « brutale », mais il faut qu’elle soit toujours humaine. Il faut parfois que ma parole cadre les choses. Mais c’est dans un but éthique, pour ne pas laisser l’autre se fourvoyer.

Ne croyez-vous pas que la violence verbale est une sorte de ‘moindre mal’ face à la violence physique ?
Certainement. La violence verbale peut être une forme de sublimation ou de dérivation de la violence physique. Je suis tout à fait d’accord, mais à condition qu’elle soit ritualisée, qu’elle soit jouée, parfois dans l’ironie. On le voit d’ailleurs sur les plateaux de télé et de radio, dans les talk-shows. C’est frappant de voir l’habitude qu’ont les gens de se «lancer des vannes». C’est une manière de jouer l’agressivité, de la dissiper en la ritualisant, en la sublimant en quelque sorte, à travers des jeux de paroles. Ainsi, on évapore l’agressivité en la jouant.

Vous dessinez les contours d’une « parole résistante » et proposez huit règles de la parole éthique (voir encadré ci-dessous). Pourquoi la vérité occupe-t-elle la dernière place?
J’ai voulu, en reléguant en huitième position l’exigence de la vérité, non pas minimiser l’importance de la vérité – je réprouve, bien entendu, le mensonge, l’inauthenticité, l’insincérité, etc. –, mais mettre en valeur l’importance des sept premières règles. Je ne voulais pas les éclipser en mettant d’emblée en avant l’idée de vérité.

Certains sont très doués pour gérer le conflit. Est-ce votre cas ?
Non. Pas du tout. On est plus ou moins doué pour faire face au conflit. Mais je vais vous faire part d'un souvenir. Mon grand-oncle était un homme d'origine russe, juif, né en 1906. En 1970, il a été hospitalisé. C’était un homme d’une courtoisie exquise, respectueux des autres, projetant l’image de grande affabilité, de gentillesse. Il est sur son lit, le matin, vers dix heures, quand le patron cardiologue arrive, flanqué de deux ou trois médecins, une infirmière et des étudiants. Le cardiologue dit en montrant mon grand-oncle : «Et ça, c’est quoi?» Et mon oncle a immédiatement répondu : «Ça… c’est monsieur Bernstein !» J’admire cette répartie.

Diriez-vous que la politesse a reculé dans la société française pendant ces 20 dernières années ?
Non. Je vois des signaux encourageants. Il y a un renouveau de la civilité et, en particulier, de cette éthique de la parole que je prône. Par exemple, la manière globalement plus aimable, plus attentive, qu’ont les hommes et les femmes de se parler au sein du couple. La manière plus attentionnée, plus positive, que les parents ont envers leurs enfants. Entre amis, il y a des lieux de convivialité où je trouve que nos paroles sont plus amicales, et ça me rend très confiant. Par exemple, je viens dans ce café, je vous vois, je vois des gens qui se parlent et je me dis : «Ces gens-là se parlent de façon très aimable». Il y a des lieux de sociabilité, des lieux d’amitié, des lieux de partage. Pensez aux repas de quartier et aux repas d’immeuble. C’est quand même extraordinaire ! Voilà des gens qui sont dans une copropriété et qui, à l’initiative souvent des femmes, notons-le au passage, décident de se réunir dans un appartement, dans la cour de l’immeuble, pour partager un repas. Cette idée montre qu’on a envie de retisser des liens de convivialité. Tout ça, ce sont pour moi des signaux positifs.
 

 

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