Ainsi parle le protagoniste de Léon l’Africain, le tout premier roman d’Amin Maalouf, l’écrivain d’origine libanaise qui vient d’être élu à l’Académie française. Des propos que pourrait faire siennes le nouvel immortel qui s’est toujours défini par son identité multiple : un Oriental vivant en Occident, un chrétien arabe, un arabophone qui s’est frayé un chemin, que dis-je un boulevard dans le monde littéraire francophone. En lui ouvrant les portes de l’Institut de France, les académiciens invitent à siéger parmi eux un véritable « fils de la route » qui a fait de l’expérience des traversées entre les cultures, des allégeances multiples et de la réinvention de soi les thèmes privilégiés de son œuvre littéraire.
Heurs et malheurs de la pluralité à la Libanaise
L’expérience de la pluralité a commencé très tôt pour Amin Maalouf. L’homme est né à Beyrouth en 1949 dans une famille chrétienne. Sa famille maternelle était de tradition catholique et francophone et la famille paternelle anglophone et protestante. L’acharnement de la mère à faire inscrire les enfants dans des écoles catholiques explique le goût pour le français du futur académicien. Or dans ces années d’enfance, le français était en concurrence avec l’arabe et l’anglais, les deux langues parlées à la maison et dans la rue. « Langue souterraine », elle n’avait pas droit de cité dans la vie publique.
Cette frustration linguistique du jeune Amin cachait une autre tension, plus grave, celle d’être minoritaire en tant que chrétien dans un Proche-Orient majoritairement musulman. Christianisés depuis le 3e siècle, les Maalouf qui se sont toujours affirmés arabes et chrétiens, étaient marginalisés dans le Liban constitué comme une fédération de communautés religieuses. Ce sentiment d’être « irrémédiablement minoritaire », « irrémédiablement étranger », explique l’écrivain sur son site internet, est une blessure ouverte dont il a pris conscience au sortir de l’enfance. Il ne s’en est jamais vraiment remis : « D’où [ma] rage, écrit-il, à vouloir que le monde entier ne soit fait que d’étrangers et de minoritaires ».
Nous vivons de la plume
C’est cette rage qui conduit le jeune Maalouf vers l’écriture, l’écriture journalistique d’abord lorsqu’il est engagé au principal quotidien de Beyrouth An-Nahar à l’âge de 22 ans, au terme de ses études universitaires. Le choix était entre l’enseignement et le journalisme, les deux carrières envisageables quand on est un Maalouf ! La légende du grand-père qui avait fondé dans le village ancestral une école universelle pour garçons et filles était encore très vivace dans la famille. Le père d’Amin Maalouf était quant à lui journaliste, un éditorialiste réputé, en plus d’être poète. « Mon père m’a transmis son amour et sa passion de l’écriture, raconte Maalouf. Il disait souvent « nous vivons de la plume », j’avais le sentiment que ma famille était bâtie sur la plume d’un stylo… » !
A An-Nahar, Amin Maalouf s’occupe de la rubrique internationale et à ce titre voyage à travers le monde. Au retour d’un de ces voyages en 1975, il assiste de la fenêtre de son appartement à Beyrouth à la fusillade qui sera le détonateur de la terrible guerre civile libanaise. Cette expérience traumatisante le conduit à fuir son pays ravagé et à venir s’établir en France où il est embauché au magazine Jeune Afrique. C’est un tournant majeur dans la vie de Maalouf. Non seulement il change de continent, il change aussi de langue d’expression. Il écrit désormais en français. La langue d’adoption prend enfin le dessus sur l’arabe, la langue maternelle.
Le tournant
C’est en français qu’il publie son premier livre qui le fait connaître. Il s’agit d’un essai sur les Croisades vues par les Arabes (1983). Maalouf écrit dans la foulée son premier roman Léon l’Africain (1986). Cette autobiographie fictionnelle d’un ambassadeur maghrébin converti au christianisme au 15e siècle, en pleine période de la Reconquista, s’ouvre sur la chute de Grenade et retrace la fuite et les mutations successives de son héros qui finira géographe dans la cour du pape Léon X. Le roman remporte un succès phénoménal en librairie avec plus d’un demi million d’exemplaires vendus. Il lance la carrière de son auteur qui avait tout misé sur ce premier roman. Ressentant obscurément que dans l’écriture résidait son salut, il avait même démissionné du journal pour se jeter à corps perdu dans ce projet. « Ce livre aura été celui du virage le plus hasardeux de ma vie, aussi décisif peut-être que le départ du Liban », a écrit Maalouf. Il peut désormais vivre de sa plume.
Léon l’Africain a révélé au grand public un conteur talentueux. On serait tenté de parler de « conteur oriental », mais Amin Maalouf a souvent déclaré qu’il n’a jamais beaucoup apprécié Les Mille et une nuits qu’il trouve « ennuyeux ». En effet, l’imaginaire de Maalouf a été formé à sa lecture des romanciers occidentaux, les Charles Dickens, les Mark Twain, les Scott qu’il avait lus dans son adolescence en traduction arabe. Son art qu’il a puisé dans cette narration historique occidentale, s’attache moins à célébrer l’Orient et son exotisme facile, qu’à faire vivre le passé dans toute son épaisseur humaine et historique. « La passion de Maalouf pour l’histoire est une passion intellectuelle », explique le romancier soudanais Jamal Mahjoub, ami de Maalouf. Cette approche intellectuelle du passé est attestée par l’érudition sans faille du Libanais qui campe ses récits au carrefour de l’Orient et de l’Occident, suggérant que la rencontre reste possible, malgré le fossé et les errements souvent tragiques de l’histoire.
C’est dans cette optique qu’il convient de lire la suite de l’œuvre d’Amin Maalouf, composée de romans historiques et d’anticipation (Samarcande, en 1988, Les jardins de lumière, en 1991, Le Premier siècle après Béatrice, en 1992, Le Rocher de Tanios, prix Goncourt 1993, Les Echelles du Levant, en 1996 et Le Périple de Baldassare, en 2000), d’une autobiographie familiale (Origines, en 2004) et deux essais Les Identités meurtrières en 1998 et Le Dérèglement du monde en 2009. Maalouf s’est signalé à l’attention ces dernières années en écrivant des livrets d’opéra (L’Amour de loin, La Vie d’Emilie du Châtelet) qui ont été joués à New York et à Salzbourg devant des publics mélomanes apparemment conquis.
Reconnaissance française et internationale
Les livres les plus connus d’Amin Maalouf ont été traduits en plusieurs langues. Paru en anglais à la suite des événements tragiques du 11 septembre, Les identités meurtrières a frappé les critiques outre-Atlantique par la lucidité de ses analyses du fossé historique entre l’Occident et le monde. Cet essai évoque le danger d’enfermer les hommes dans leurs identités étriquées liées à leurs confessions et leurs origines. Rappelant que « les conflits dans le monde aujourd’hui ne sont plus idéologiques, mais identitaires », l’essayiste propose de fonder l’identité sur un enchevêtrement d’appartenances, d’allégeances et de parcours. Prenant le contre-pied des assimilationnistes qui dominent dans les pays occidentaux le débat sur l’intégration des étrangers, Maalouf suggère qu’on « encourage le sentiment de double appartenance, à la culture du pays d’origine et à celle du pays d’accueil plutôt que d’imposer un choix qui résulterait en une grave distorsion de la personnalité ».
La tolérance, l’humanisme, la liberté dont les essais d’Amin Maalouf font l’apologie font écho à son travail de romancier où à la vision de l’histoire se mêlent des préoccupations liées au monde d’aujourd’hui. C’est cette puissante cohérence qui fait la valeur et la singularité de l’œuvre littéraire d’Amin Maalouf, une œuvre qui a été maintes fois primée par des jurys littéraires en France et à l’étranger (prix Goncourt, prix Méditerranée, prix Prince des Asturies pour les lettres…). La reconnaissance que les immortels de l’Académie française viennent de lui signifier en co-optant son auteur cinquantenaire dans leur cénacle prestigieux, est une nouvelle consécration qui sera sans doute suivie de beaucoup d’autres.
- Ecouter l’interview avec Amin Maalouf dans « Idées » sur RFI, le 9 août 2009, sur son livre « Le Dérèglement du monde ».