RFI : Un jeune habitué aux jeux vidéos, écrans tactiles, images interactives, arts numériques, qui entre dans cette exposition et voit ces paysages d’un académisme pur, peints au XVIIe siècle, il va être choqué, interloqué et bayer aux corneilles ?
Stéphane Loire : Ces tableaux ne sont pas ennuyeux parce qu’ils présentent tous une vision idéale de la nature, une vision reconstituée par des peintres qui ont été présents à Rome dans la première moitié du XVIIesiècle. Ce sont souvent des tableaux qui racontent une histoire. Les peintres du XVIIe siècle ont très souvent peint des paysages par pairs, par série de quatre, pour raconter une histoire, pour avoir un fil narratif qui se déroule dans plusieurs tableaux.
RFI : Pour vous, c’était le cinéma de l’époque, avec des fictions, des documentaires, des séries ?
S.L. : On verra par exemple dans l’exposition trois tableaux représentant la fable de Latone. C’est un des récits des métamorphoses d’Ovide. C’est l’histoire de Latone, la fille de Jupiter à laquelle les paysans avaient refusé de boire dans une mare, alors qu’elle avait dans ses bras ses deux enfants. Latone, pour les punir, les a privés de leur pouvoir magique en transformant ces paysans de Lycie en grenouilles. On voit dans trois tableaux de l’exposition les paysans, dont certains sont déjà transformés en grenouille, chez d’autres, la transformation est en cours. Dans chacun de ces trois tableaux, la scène prend place d’une manière très différente dans les paysages solaires, lumineux, inspirés de Rome. Des paysages qui servent de cadre tout à fait heureux à cette action tout à fais tragique.
RFI : Est-ce que c’était un hasard ou le résultat des révolutions techniques que l’histoire de la peinture du paysage débute véritablement à cette époque ?
S.L. : Nous sommes assez mal informés sur les connaissances que les peintres pouvaient avoir concernant les transformations techniques. Le début du XVIIe siècle en Italie voit par exemple l’invention du télescope. Galilée a été condamné par l’Inquisition parce qu’il avait mis en cause la thèse du mouvement des astres selon laquelle la terre était le centre du monde. Il y a des théories scientifiques très intéressantes, en particulier dans l’approche très précise, très attentive à la réalité de la nature qu’on trouve dans les tableaux d’Adam Elsheimer. Il y a certainement une vision parallèle à celle des scientifiques qui découvraient avec une attention nouvelle les nuances de la végétation, les nuances de l’incidence sur le soleil. Il y a donc peut-être des incidences des transformations de la pensée scientifique sur les artistes.
RFI : Des révolutions idéologiques ont-elles également joué un rôle décisif ?
S.L. : Les transformations de la pensée spirituelle sont indéniables. Notamment cette évolution de la pensée religieuse et de la place que l’Eglise catholique reconnaît aux arts. Elle redéfinit la place dévolue aux arts en donnant des règles pour représenter les sujets religieux. En parallèle, elle laisse la liberté aux peintres de représenter la nature, des œuvres qui mettent en relief la création divine, mais qui permettent aussi aux peintres de représenter la nature d’une manière nouvelle en lui donnant davantage d’importance dans la peinture à travers aussi bien des décors peints dans les palais romains que dans des tableaux comme ceux qui sont présents dans l’exposition.
RFI : Tout au début de l’exposition, on voit deux paysages d’Annibal Carrache. Le sacrifice d’Abraham au format portrait, Paysage fluvial au format paysage. Est-ce que la peinture de paysage a changé les formats des toiles utilisées dans la peinture ?
S.L. : Ce qui est certainement nouveau au XVIIe siècle, c’est le fait que la peinture de paysages est devenue un objet commercial. Les peintres exécutent des tableaux de petit format qu’ils ont dans leur atelier. Ils peuvent les vendre à des amateurs de passage et ils reçoivent des commandes de tableaux. Quelquefois, notamment chez Claude Lorrain, la représentation de la nature peut occuper des toiles de très grand dimension, parce que les commanditaires étaient des personnes importantes : le pape, le roi d’Espagne, des personnages capables de payer très cher des tableaux. Ces commanditaires jugeaient que la peinture de paysages méritait de figurer dans leur collection, au même titre que le tableau de figure qui avant était considérer plus difficile à peindre.
RFI : Quand on voit aujourd’hui une peinture moderne ou un photographe de paysages contemporains, peut-on encore observer des traces laissées par l’approche de la peinture de paysages du XVIIe siècle à Rome ?
S.L. : Ces tableaux peints à Rome ont certainement conditionné la vision que nous avons de la nature. Un paysage est un morceau de la réalité, vu à travers d’une sorte de fenêtre, avec un angle plus ou moins large, avec des plans plus ou moins rapprochés. Au XVIIe siècle, des artistes ont expérimenté des différentes façons à représenter la nature. Même si c’était le plus souvent avec la volonté de transcrire une quête de l’idéal qui est un élément très fort dans la pensée artistique de cette période. Mais il y a dans l’exposition des œuvres qui certainement ont très fortement marqué les artistes des générations à venir, jusqu’à Picasso, jusqu’à des artistes encore de notre époque dont l’esprit a été – sans doute parfois à leur insu – conditionné par cette vision de la nature telle qu’on la voit dans ces paysages romains de l’exposition.
Nature et idéal: le paysage à Rome 1600-1650, Carrache, Poussin, Le Lorrain..., du 9 mars jusqu'au 6 juin au Grand Palais à Paris.