« Tous cannibales », le cannibalisme est d’actualité

Une exposition qui réveille la bête humaine qui sommeille en nous. « Nous sommes tous des cannibales. Le moyen le plus simple d'identifier autrui à soi-même, c'est encore de le manger » proclamait le célèbre anthropologue Claude Lévi-Strauss dans un article publié dans La Repubblica en 1993. Sur les cimaises de la Maison rouge (!) à Paris flotte un air savant de sang et d’orgie. Au travers d’une centaine d’œuvres, 49 artistes témoignent de la réalité, la radicalité et la contemporanéité du cannibalisme dans l’art. Les artistes comme séismographes de notre époque ? En tout cas une sélection exquise et instructive de l’anthropophagie, à voir jusqu’au 15 mai.

Le spectre du cannibalisme défraye régulièrement la chronique. Depuis les années 1980, le cannibale japonais Issei Sagawa s’est hissé au rang d’une star internationale après avoir tué et mangé à Paris, en 1981, une jeune étudiante hollandaise. Nicolas Cocaign, le cannibale de Rouen provoque depuis son acte en 2007 dégoût et indignation.L’écrivain allemand Ferdinand von Schirach raconte dans son best-seller Crimes (2011), basé sur des faits réels, aussi de la tentation cannibale humaine.

Une robe de chair, cousue avec de la viande crue et salée

A la Maison rouge, Tous cannibales nous confronte aux doigts coupés, corps déchirés, cannibales déjantés, mais aucune œuvre n’est vraiment naturaliste. La Composition n°6 (2010) du Chilien Alvaro Oyarzun montre un champ de bataille peuplé d’extrémités humaines. La Brésilienne Adriana Varejao nous offre un bain de sang et d’organes, un corps ouvert qui sort du carrelage au mur, une œuvre de 2002. La Tchèque Jana Sterbak s’habille d’une robe de chair pour Albinos anorexique (1987), cousue avec de la viande crue et salée. Une belle brochette de scènes violentes et d’imaginaires terrifiants, mais l’exposition reste dans la sphère civilisée de l’art et va bien au-delà des faits divers. « Vous allez être déçu, nous prévient la commissaire de l’exposition, Jeannette Zwingenberger. Dans cette exposition, vous n’allez pas uniquement voir des scènes brutales et violentes de cannibalisme. Il s’agit plutôt d’un cheminement qui montre l’éclatement de l’unité du corps et son retournement comme chair comestible. Le volet historique permet de montrer l’évolution et la persistance de ce thème de l’anthropophagie à travers des âges et des attitudes. »

C’est la punition d’être dévoré

L’exposition démontre la persistance du cannibalisme depuis l’origine du monde jusqu’à aujourd’hui. Une aquarelle de seins nus de l’Allemande d’origine bulgare Oda Jaune, née en 1979, côtoie une gravure de Théodore de Bry (1528-1598) qui montre une assemblée de cannibales, une des premières représentations du Nouveau Monde. « Il montre une scène de cannibalisme, mais l’Européen ignore qu’il s’agit d’un rituel extrêmement respectueux et religieux. L’exposition montre les préjugés d’une culture par rapport à une autre, peut-être afin de mieux la cannibaliser. L’homme, quand il découvre le Nouveau Monde, il y va projeter ses angoisses d’enfer. Les premières scènes de dévoration se situent dans les royaumes du diable, de l’Intramonde. C’est la punition d’être dévoré. Les condamnés sont dévorés par le diable. Avec la découverte du Nouveau Monde, on va dire que les « sauvages » sont des cannibales. »

Quel est ce corps aujourd’hui ?

L’origine du cannibalisme reste un mystère. Les Aztèques du Mexique avaient dévoré chaque année des centaines de corps humains. Chez les Papous de Nouvelle-Guinée, ce rite était pratiqué jusqu’aux années 1960. Aujourd’hui, la médiatisation du cannibalisme criminel ou de survie prime sur l’anthropophagie rituelle et spirituelle. L’exposition ne tranche pas, mais reflète la question du cannibalisme à travers des œuvres artistiques et se réfère à l’anthropologue Claude Lévi-Strauss. « Dans son article Nous sommes tous des cannibales, Lévi-Strauss fait le lien entre un cannibalisme rituel et respectueux par rapport à la transplantation des organes, de sang, qui est une autre forme d’incorporation de l’un et de l’autre, remarque Jeannette Zwingenberger. Il pose la question, quel est ce corps aujourd’hui ? Artificiel ? Naturel ? Il y a la hantise des clones, des corps multiples. Lorsqu’il y a des corps multiples, on peut peut-être les dévorer. Le corps comme interface avec soi-même et l’autre. »

Le corps humain se consomme à volonté

Autrement dit : le cannibalisme est plus que jamais d’actualité. En même temps, l’expression de la domination exercée sur une autre personne est de plus en plus variée : les transplantations d’organes, clonages, manipulations génétiques, donneurs de spermes, mères porteuses, bébés-médicament, adoption d’enfants, annoncent un siècle où le corps humain se consomme à volonté.

Des artistes comme Patty Chang décrivent l’allaitement comme premier acte du cannibalisme. La Chilienne Sandra Vasquez de la Horra traite la question à travers la limite du vampirisme. L’Allemand Norbert Bisky se demande pourquoi le plus faible se laisse absorber par le plus fort. En 1969, Michel Jorgnac, un prêtre défroqué, avait fait scandale avec sa Recette de boudin au sang humain. Il avait célébré Une messe pour un corps et invité le public à consommer son sang: « Il a communié avec son propre sang, raconte Jeannette Zwingenberger. Il a transformé son sang en boudin. Pour lui, le corps christique est devenu un corps social. »

Le cannibalisme est sur tous les continents

Tous cannibales ne joue pas avec nos peurs, mais plutôt avec des images artistiques qui réveillent les fantasmes qui sommeillent en nous. L’exposition dévore la question du cannibalisme sur tous les continents. Est-ce qu’il y a une vision du cannibalisme spécifique à l’Occident, l’Orient, l’Asie ou l’Afrique ? « Il y a le manga de Suehiro Maruo sur le cannibale japonais. Makoto Aida montre une fille à manger, Mi-mi Chan en maki-sushi, et s’interroge sur le cru et le cuit au Japon. Wangechi Mutu, l’artiste du Kenya, montre une très belle femme qui tend la main à une autre, une sorte d’hyène souriante qui lui mange la main. Chez le Sud-Africain Pieter Hugo, on voit un homme qui a sur ses genoux une femme qu’il a mordu comme Dracula, dégoulinant de sang. Une scène d’horreur, mais il joue avec cette attirance, avec ce préjugé « les Africains sont des mangeurs d’hommes ». C’est une exposition sur les préjugés que nous nous renvoyons les uns et les autres. »

 

Tous cannibales, jusqu'au 15 mai à la Maison rouge, Paris. L'exposition se poursuivra à Berlin du 28 mai au 18 septembre au Me Collectors Room Berlin en Allemagne.

Partager :