Si une photo ne peut sans doute pas changer le monde, elle peut attirer l'attention, faire évoluer des mentalités, voire même infléchir une politique. On l’a encore vérifié en août dernier avec la photo d’Aylan, le garçonnet syrien échoué sur une plage turque, symbole du drame vécu par les migrants. Ou encore en novembre 2014 à Madrid avec la photo de Carmen Martinez Ayuso, une femme de 85 ans dont le visage éploré est instantanément devenu l’incarnation des malheurs de l’Espagne.
Comme elle, plus de 600 000 Espagnols ont été expulsés de leur appartement depuis le début de la crise économique en 2008, faute de pouvoir payer leurs dettes. Dès 2012, le photojournaliste Andres Kudacki, rencontré en août dernier à l’occasion du festival de photojournalisme Visa pour l’Image à Perpignan, a commencé à se rendre sur les lieux où se déroulaient les expulsions, dans le but de donner un visage à un phénomène devenu massif, en raison de la crise. « La plupart des gens à qui j’ai demandé de prendre des photos durant leur expulsion ont accepté », souligne-t-il.
Une réalité douloureuse
Loin de tout sensationnalisme, cet Argentin officiant pour l’agence américaine Associated Press à Madrid voulait simplement témoigner, à travers ses photos, d’une réalité douloureuse, voire insupportable. « A chaque fois, reprend-il, je leur ai expliqué quel était le but de mon travail : que la société puisse voir ce qui était en train de se passer, montrer quel était le problème, de façon à ce que la société décide par elle-même de ce qui devait être fait par rapport à ce problème ».
Assez vite, grâce aux associations et aux plateformes d’entraide, Andres était prévenu à l’avance des endroits où allaient se produire les expulsions, ce qui lui permettait d’être déjà dans l’appartement avant l’arrivée de la police et, ainsi, de prendre des photos encore plus saisissantes. « D’un point de vue professionnel, éclaircit-il, les photos les plus difficiles à faire, c’est quand la police est déjà dans l’appartement. Vous n’avez le temps que de faire quelques shoots, c’est tout, car ils ne veulent pas vous laisser prendre des photos ».
La police, le photojournaliste a eu plusieurs fois maille à partir avec elle. « Lors d’une expulsion, indique-t-il, j’ai même été arrêté pour m’être trouvé à l’intérieur de l’appartement et pour avoir cherché à documenter une expulsion. Ils m’ont passé les menottes et m’ont placé en garde à vue pendant dix heures. Ils ont même entamé une procédure où je risquais entre deux et quatre ans de prison ». L’affaire n’est pas allée plus loin car Andres Kudacki a toujours pu bénéficier du soutien d’Associated Press durant son long travail de reportage.
« Sur le plan personnel, poursuit-il à propos de son travail, il y a des photos qui ont été difficiles à prendre, émotionnellement parlant ». Celle de Carmen entre évidemment dans cette catégorie. « Quand j’ai pris la fameuse photo, la police était sur le point de faire irruption dans l’appartement, se remémore-t-il. C’était difficile car je voyais bien ce qui allait se passer. Et puis je voyais comment la situation allait affecter cette femme ». Cette scène dramatique a finalement eu un effet positif, celui recherché par le photojournaliste finalement : avoir un impact, réel, sur la situation.
« Un journal a tweeté la photo et c’est devenu viral. Presque instantanément, il y a eu 14 000 retweets et elle a touché toute la société » se souvient Andres Kudacki. Normalement, une femme de l’âge de Carmen, 86 ans désormais, n’aurait pas dû être expulsée. Malheureusement son fils, Luis, qui habitait avec elle et avait perdu son emploi, avait placé l’appartement comme garantie pour obtenir un emprunt, un prêt de quelques milliers d’euros qui s’était transformé en une dette de 85 000 euros en raison d’un mécanisme dit de « prêt ballon » qui fait exploser le taux du crédit. C’est un engrenage dans lequel se sont également fait prendre de nombreux Espagnols.
L’impact d’une photo
La photo a eu un tel impact en Espagne, et même dans le monde entier, que des messages de soutien et des propositions d’aide ont afflué. Les médias aussi, au point que Carmen a dû mettre le holà pour qu’on la laisse tranquille, à son âge. De façon plus concrète, le Rayo Valecano, troisième club de foot le plus populaire de Madrid après le Real et l’Atlético, s’est arrangé pour trouver un logement que cette ancienne fan du Real Madrid occupe désormais gratuitement.
Au-delà de l’histoire personnelle de Carmen, les photos d’Andres Kudacki ont réellement servi une cause même si, par modestie, il dit qu’elles n’ont été « qu’un grain de sable ». « Oui, admet-il, les choses ont commencé à changer. Il y a eu un mouvement social contre les expulsions ». Des personnalités issues de ce mouvement sont même arrivées au pouvoir comme la juriste du mouvement Ahora Madrid, Manuela Carmena, qui a été élue maire de Madrid en mai dernier et aussi la porte-parole de la Plateforme des Victimes du crédit, Ada Colau, élue au même moment à la mairie de Barcelone. Deux Indignées à la tête des deux plus grandes villes du pays !
La situation est cependant loin d’être réglée. Et les expulsions, même si leur fréquence a baissé, ont toujours cours de l’autre côté des Pyrénées. Elles n’ont d’ailleurs pas toujours l’effet escompté pour les créditeurs. De nombreux appartements qui ont été saisis ne trouvent pas preneurs car il n’y a personne pour les acheter. Beaucoup d’autres sont occupés par des squatteurs en vertu de leur principe « une expulsion, une occupation ».
« Les financiers ont créé une banque, une bad bank comme on les appelle, un organisme de restructuration bancaire dénommée la Sareb. Mais, conclut Andres Kudacki, ça ne fonctionne pas vraiment non plus ». En 2014, la Sareb avait effectivement plus que doublé le montant de ses pertes nettes. Qu'en sera-t-il pour 2015 ?
>>> (ré)écoutez le reportage de Véronique Gaymard au Festival Visa pour l'image 2015