RFI : Vous êtes une figure historique du féminisme en Allemagne. Ce prix Simone-de-Beauvoir pour la liberté des femmes remis au National Museum of Women in the Arts de Washington est un signal à l’adresse de qui et pour quoi ?
Alice Schwarzer : La création, c’est toujours quelque chose réservée aux hommes, même si les femmes sont dans l’offensive. Il y a beaucoup de femmes créatives et elles sont de plus en plus représentées, mais quand vous regardez les chiffres elles restent un groupe à la marge. Je le trouve fantastique que les Américaines ont créé un musée exclusivement réservé aux créations des femmes. Cela confirme que les Américaines sont souvent très pragmatiques. Et au-delà, ce musée fait de la pédagogie, donne des informations, lance des programmes éducatifs et sensibilise le regard.
Ce prix Simone-de-Beauvoir pour la liberté des femmes a été remis dans un contexte très spécifique après l’attaque contre Charlie Hebdo qui avait causé douze morts, dont une femme. Lors de l’attaque, l’un des deux terroristes avait dit à une collaboratrice du journal satirique : « on ne tue pas de femmes, mais il faut que tu récites le Coran ». Par coïncidence, le jour même de l’attaque, il y avait la sortie du roman Soumission de Michel Houellebecq. On a beaucoup parlé de la vision houellebecquienne d’une France islamisée en 2022, par contre beaucoup moins des victimes centrales du roman : les femmes discriminées et opprimées. Et tous ces événements du dernier temps se déroulent dans un contexte souvent islamophobe, par exemple, quand on pense au mouvement Pegida en Allemagne. Les femmes, quel rôle ont-elles à jouer dans le contexte actuel ?
D’abord il faut dire qu’il ne s’agit pas de questions religieuses, mais de questions politiques. La grande majorité des musulmans et musulmanes est pacifique et démocrate, mais il y a une minorité d’islamistes radicaux de plus en plus offensive et inquiétante qui poursuit une stratégie politique pour conquérir le pouvoir. Oui, les premières victimes, ce sont les femmes. Et surtout les femmes musulmanes ! Celles qui sont obligées de porter le voile ou la burqa. Ce sont elles qui sont privées de tous les droits de l’homme. C’est très regrettable que l’Occident, aussi bien la France que l’Allemagne, ont longtemps fermé les yeux et fait preuve d’une fausse tolérance montrant une compréhension pour ces criminels. Justement parce que les musulmans et les musulmanes méritent notre solidarité. Je suis féministe et ces dernières semaines je me suis étonnée - comme l’avaient dit aussi quelques hommes intelligents- que les femmes et les féministes ne s’opposent pas enfin contre ces dérives d’un islamisme radical. Aujourd’hui, le problème, c’est le climat dans la société. Dès que l’on critique les islamistes, on est accusé d’être raciste. La plupart des gens se laissent intimider par cela. Mais la critique de l’islamisme et la lutte contre l’entrisme politique pratiqué par l’islamisme sont le contraire du racisme. C’est l’expression d’une solidarité avec la très grande majorité des musulmans qui n’ont rien à voir avec les islamistes.
Vous parlez d’une fausse tolérance envers l’islamisme pendant qu’en France on cherche l’unité nationale ?
C’est très bien et ô combien nécessaire de faire l’unité nationale avec la majorité des musulmans et musulmanes, mais il s’agit de faire la différence entre l’islam et l’islamisme. Je ne vais pas commencer à interpréter le Coran, parce que dans la Bible il y a aussi plein de choses douteuses. Et si le Coran a besoin d’une réforme - ce que je pense -, c’est la responsabilité des musulmans. Ce n’est pas mon sujet. Mon sujet est l’islam politisé.
Et cela me donne l’occasion de vous dire que les gens de Harakiri devenu plus tard Charlie Hebdo, ce sont pour moi des chers collègues. Quand j’avais travaillé à Paris, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, j’étais amie avec Reiser, Cavanna, mais également avec Wolinski et Cabu. Mercredi dernier, on a aussi assassiné deux de mes amis. Cet acte de barbarie d’utiliser la kalachnikov contre ces anarcho-dessinateurs courageux qui ne craignaient ni la mort ni le diable et qui dévoilaient chaque hypocrisie et chaque kitsch, moi, je trouve que c’est le 11-Septembre de l’Europe. Si, aujourd’hui, on ne comprend pas cela, si on ne commence pas à transpercer ces choses d’une manière politique et quand on n’arrête pas de parler d’une manière idiote de « questions religieuses », à ce moment-là… J’espère que tout le monde soit enfin uni : les gens éclairés, des femmes, des hommes, des chrétiens, des musulmans, des athées… peu importe, la croyance est une chose privée. J’attends que la France garde sa séparation entre l’État et la religion et que l’Allemagne en apprenne quelque chose.
► L'entretien avec Alice Schwarzer a été réalisé le vendredi 9 janvier à Paris lors de la remise du prix Simone-de-Beauvoir pour la liberté des femmes - dont elle est membre du comité - au National Museum of Women in the Arts de Washington.