RFI : Le Premier ministre turc s’est exprimé une nouvelle fois vendredi lors d’un meeting de ses partisans. Il est apparu inflexible. Peut-on envisager aujourd’hui une démission de Recep Tayyip Erdogan ?
Ali Kazancigil : Ça ne cadre pas avec sa personnalité. C’est quelqu’un de très autoritaire, très sûr de lui, très charismatique et, à mon avis, il va essayer de s’accrocher au pouvoir autant qu’il pourra. Evidemment, les informations et les indices montrent qu’il est sur une pente glissante, si je puis dire. Il y a déjà plusieurs ministres qui ont démissionné, quelques députés, et il est question, je l'ai vu ce matin dans la presse turque, d'environ 20 ou 25 députés qui pensent démissionner également dans les jours à venir. Donc son groupe parlementaire va se réduire. Et puis, surtout sur le plan politique, vis-à-vis des électeurs, de l’opinion publique, il est en très grande difficulté parce que c’est un parti qui est arrivé au pouvoir en 2002 avec le slogan « Nous sommes AKP ». AKP, c’est leur sigle, qui signifie « pur, propre » en turc. « Les autres sont corrompus, nous sommes propres » ; aujourd’hui on voit qu’on est face à un scandale inédit en Turquie. On n’a jamais vu cela jusqu’à présent.
Qu’est ce que la population reproche exactement à Erdogan ? On a déjà eu des manifestations il y a quelques mois. Il est à nouveau confronté à cette vague de protestation...
En mai-juin dernier, à Istanbul et dans d’autres grandes villes de Turquie, c’était son style de gouvernement très personnel, arbitraire et autoritaire qui était visé. Ce n’était pas son parti qui était visé parce que son parti a été élu lors d'élections libres. C’était lui qui était visé parce que la société turque s’est émancipée et Erdogan y a contribué. Dans les années 2000, les individus ont commencé à penser par eux-mêmes et depuis ils ne supportent plus son comportement qui consiste à se mêler du style de vie des gens : sur l’alcool, l’avortement, les filles et les garçons qui sont dans les mêmes résidences universitaires, etc. D’ailleurs, il a échoué sur tous ces plans-là, il n’a pas vraiment changé les choses. Mais c’était son comportement qui insupportait la société turque et ça continue d’ailleurs. La société turque actuelle ne supporte plus le comportement d’Erdogan. Et maintenant il est « sali » par ce scandale. Donc, il ne peut plus prétendre qu’il est à la tête d’un gouvernement et d’un pouvoir très propre, très pur, car ce n’est pas vrai. Les électeurs turcs, y compris les électeurs proches de l’AKP qui, eux, sont conservateurs, vont être très sensibles à cette question de la corruption et ça peut lui coûter assez cher sur le plan électoral, puisqu’il y a trois élections successives qui se profilent en 2014 et 2015.
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On a vu que l’un des deux fils du Premier ministre, Bilal Erdogan, était soupçonné dans cette affaire de trafic d’influence. Quelles conséquences cela peut-il avoir tout d’abord d’un point de vue politique ou même symbolique pour la Turquie ?
Du point de vue symbolique, c’est ce que les médias ont appelé le « modèle turc », qui est en train de s’effriter. Il n’y a pas vraiment de « modèle turc », mais il y avait une certaine réussite d’une société musulmane avec un Etat laïc, avec un système démocratique qui a des imperfections, mais qui fonctionnait, et puis une économie en plein boom. C’était un exemple peut-être pour d’autres sociétés moyen-orientales à suivre. C’est cette image de la Turquie qui est atteinte mais, plus grave que l’image, c’est l’économie qui va être atteinte maintenant parce que la livre turque perd de sa valeur à cause des tensions de la situation politique actuelle. Les investisseurs étrangers dont la Turquie a absolument besoin pour financer les investissements et son économie ne viendront plus. Donc c’est une phase très difficile qui s’ouvre pour la Turquie et si Erdogan s’accroche encore tout en perdant jour après jour des parts de sa légitimité, il va coûter très cher à la Turquie. C’est quand même très curieux ce renversement parce que ce gouvernement a fait des réformes démocratiques, a libéré la parole dans la société en 2002 et 2007, 2008, 2009, par là. Et puis, depuis deux ou trois ans, c’est le contraire, c’est une dérive dictatoriale, une dérive autoritariste dans laquelle Erdogan se pose en quelque sorte comme le second père de la Nation, après Mustafa Kemal Atatürk. La version islamique de Mustafa Kemal Atatürk, évidemment on n’est plus dans les années 1920-1930, dans la société turque, ça ne passe pas du tout.
Est-ce que Erdogan a toujours tout de même un soutien populaire ?
Oui, il a un soutien populaire parce que ses politiques économiques et sociales ont fait que les familles à bas revenus ont quand même profité de la croissance. L’Etat providence turc a été, notamment sur le plan du service public de la santé, renforcé. Donc, il y a quand même une base électorale qui reste fidèle à Erdogan. Une base électorale peut-être rurale en partie ou dans les petites villes anatoliennes ou dans les faubourgs des grandes villes. Il peut encore avoir des voix, il n’est pas perdu politiquement, mais il est encore une fois sur une pente glissante et on ne peut pas savoir où ça va mener. Il s’est passé quelque chose d’intéressant hier : l’armée, qui a été heureusement expulsée du domaine politique par Erdogan, justement c’est un de ses « exploits », a publié un communiqué en disant « Nous n’allons pas nous mêler de querelles politiques, mais nous sommes très attachés au respect de la loi ». C’est un peu ambigu comme déclaration parce que ça peut dire effectivement : « On n’est plus dans la politique, mais nous sommes là, n’oubliez pas » [rires].