RFI : Faut-il interpréter ce verdict comme une volonté du pouvoir de mettre au pas les militaires ?
Ragip Duran : La plupart des observateurs proches du gouvernement ont interprété ce verdict comme étant la revanche de M. Erdogan, mais essentiellement pour tourner une page dans l’histoire de la démocratie, où il n’y aura plus d’intervention militaire. Bien entendu, l’ensemble des observateurs n’est pas d’accord, pour dire que les 275 personnes inculpées - dont la majorité sont des militaires - aient toutes été effectivement dans le coup. Tout le monde ne croit pas que tous ces gens-là étaient coupables, parce que parmi ces gens-là, comme vous l’avez dit, il y a des journalistes qui étaient uniquement des opposants au régime d’Erdogan. Et là, ils ont reçu des peines de prison allant de 20 à 30 ans.
Depuis son arrivée au pouvoir en 2002, Recep Tayyip Erdogan cherche à se défaire de la tutelle de l’armée, qui a traditionnellement eu, en Turquie, un rôle d’arbitre. Y-est-il parvenu ?
Depuis au moins deux ou trois ans, le Premier ministre domine complètement l’armée. Il n’y a pas une seule voix au sein de l’armée, qui peut s’opposer à tout ce qu’il fait. D’ailleurs, ce n’est pas uniquement l’armée qu’il domine, mais également presque l’ensemble du judiciaire, ainsi que les médias. Par conséquent, il est vraiment le seul maître de la Turquie actuellement, ce qui est d’ailleurs contesté.
Dans le dernier communiqué de l’état-major de l’armée turque, il est précisé : « Nous partageons le tourment des parents des accusés ». Il s'agit donc essentiellement d'une réaction au niveau humanitaire plutôt que politique, parce qu'il y a des gens qui ont vraiment été bouleversés. A commencer par l’ancien chef de l’état-major que vous avez mentionné également (le général Basbug, condamné à perpétuité, NDLR), parce qu’il a été nommé lui-même par le Premier ministre Erdogan. Et maintenant, il est accusé d’être le chef d’une bande terroriste. Donc là, nous sommes en face d'une grande contradiction quand même.
Dans son communiqué, l’état-major ne cache pas son espoir de voir la justice revenir sur son verdict. Pensez-vous que cela soit envisageable ?
Le processus judiciaire n’est pas encore terminé. Il y aura la Cour de cassation, mais ça risque de prendre du temps. Après la Cour de cassation, les condamnés peuvent également s’adresser devant le Conseil constitutionnel, avant d’aller à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Concernant la Cour de cassation et le Conseil constitutionnel, disons que les spécialistes n’ont pas beaucoup d’espoir, parce que ces deux grands tribunaux sont également dominés par des juges, eux-même nommés par le Premier ministre.
Par conséquent, ni la Cour de cassation, ni le Conseil constitutionnel turc ne peuvent changer complètement les verdicts qui ont été pris lundi. Donc, il y a peu d’espoir au niveau du droit turc. Mais très probablement, à Strasbourg, à la CEDH, ce verdict risque, je ne dirais pas d’être cassé, mais contesté (la CEDH ne peut pas juridiquement annuler la décision, mais elle peut prendre un arrêt susceptible d'entraîner un réexamen dans le pays concerné, NDLR). Il y a, dans ce dossier, beaucoup d’infractions à la Convention européenne des droits de l’homme.