Margaret Thatcher a mis fin à «un système corporatif à bout de souffle»

Conservatrice, d’origine modeste, Margaret Thatcher a été le Premier ministre britannique le plus longtemps au pouvoir depuis le XIXe siècle. Une longévité qui lui a permis d’imposer sa vision libérale de l’économie. Jean-Jacques Rosa, économiste, est professeur des universités, notamment auteur de «L’Euro: comment s’en débarrasser ?». Il défend son bilan et juge que la politique qu’elle a menée était «inévitable».

RFI: On évoque beaucoup, depuis lundi, l’ultralibéralisme de Margaret Thatcher. Mais concrètement, c’est quoi le Thatchérisme ?

Jean-Jacques Rosa: Je crois que l’on a présenté des caricatures de ce qu’était Margaret Thatcher, notamment en lui attribuant un pouvoir qui n’était pas le sien. Elle était une femme politique démocratiquement élue et reconduite par une majorité en Grande-Bretagne. Ce qu’elle a fait, en réalité, c’est de constater ce qu’était la transformation nécessaire de l’économie et de la société britannique. Et c’est un problème que toutes les autres économies et sociétés européennes partagent avec l’économie et la société britannique de cette époque.

Concrètement, cela n’a-t-il pas aussi voulu dire la fin de l’industrie britannique ?

Non. Ça veut dire surtout la fin d’un système corporatif, dans lequel il y avait une entente étroite entre le patronat, les grands syndicats et les administrations publiques. Ce système, qui était celui des années 1930 et a été consolidé pendant la Seconde guerre mondiale, était à bout de souffle lorsque Margaret Thatcher est arrivée au pouvoir. L’économie britannique s’enfonçait irrémédiablement, les taux de croissance ne cessaient de baisser et on ne voyait pas d’issue.

Ce qu’a fait Margaret Thatcher, c’est de remettre en cause cette entente, cette collusion entre les grands groupes sociaux, en introduisant de la concurrence et de la mobilité dans la société britannique.

Ce qui a entraîné un coût social considérable : les inégalités se sont renforcées en Grande-Bretagne...

Certes. Quand vous remettez en cause une structure sociale, il y a forcément des perdants, puisqu’ils jouaient précédemment dans un jeu dont on change les règles. Mais c’était inévitable. La politique, c’est l’art de rendre possible ce qui est nécessaire. Pour la Grande-Bretagne, c’était absolument nécessaire de remettre en cause le système corporatif.

Vous jugez que cette politique était inévitable à l’époque. Aujourd’hui, quel en est l’héritage ? Comment s’est-elle traduite en Grande-Bretagne ?

En Grande-Bretagne, cette politique s’est traduite par une plus grande mobilité, qui a permis le développement de certains secteurs de l’économie britannique. En même temps, d’autres secteurs qui étaient des secteurs plus ou moins condamnés par l’évolution technologique, comme les mines, étaient ainsi en mesure de régresser.

Effectivement, pour les gens qui travaillaient dans ces secteurs, c’est extrêmement pénible. Mais il faut bien voir qu’en même temps, la Grande-Bretagne s’est développée sur d’autres fronts. Et c’est le problème que nous avons aujourd’hui en Europe, de façon générale. Parce que nous n’avons pas eu des « révolutions » à la Thatcher.

Le thatchérisme a largement dépassé les frontières britanniques : l’Europe a aujourd’hui une vision économique proche de celle de Thatcher : c’est avant tout une zone de libre-échange...

Oui, si l’on veut. Mais il n’y a pas que cela. Il est vrai que les marchés nationaux ont été ouverts, par le marché commun, essentiellement. Mais il y a, parallèlement, une autre tentation contradictoire : la volonté de tout centraliser au niveau politique en Europe, à commencer par la monnaie. Cela s’oppose à une vision de plus grande mobilité, d’ouverture, de concurrence. Au contraire, cela consiste à réduire plutôt le degré de concurrence dans l’ensemble européen.

On est cependant bien loin de l’Union européenne politique...

C’est cela. Mais il y a une contradiction fondamentale entre ce qu’était l’ambition du marché commun, qui était d’ouvrir à la concurrence les marchés nationaux fermés, et une autre tentation ou orientation politique, qui consiste à construire, au contraire, un pouvoir centralisé en Europe. Un pouvoir qui vient coiffer les pouvoirs centralisés nationaux. Ce sont deux orientations totalement contradictoires.

Quoi qu’il en soit, ce que l’on peut constater aujourd’hui, c’est un mouvement de réduction des dépenses publiques, de privatisations, d’ouverture des marchés... Toutes ces politiques nous sont familières aujourd’hui. N’est-ce pas en quelque sorte une victoire de Margaret Thatcher ?

Oui, parce que la structure sociale de tous nos pays européens est exactement semblable à ce qu’était celle de la Grande-Bretagne avant Margaret Thatcher. Et comme je le disais, comme il n’y a pas eu révolution thatchérienne dans les autres pays européens, nous sommes aujourd’hui confrontés à la même nécessité que celle à laquelle s’est trouvée confrontée Margaret Thatcher.

La Grande-Bretagne affronte cependant la même crise que tous les autres pays européens. Et elle n’a pas l’air de s’en sortir particulièrement bien, en tout cas pas mieux que l’Allemagne...

La Grande-Bretagne s’en est sortie beaucoup mieux à partir des années 90, en sortant du système monétaire européen de l’époque. A l’époque, on disait que ce serait la fin de l’économie britannique, qu’il n’y aurait plus de croissance, qu’il y aurait un maximum d’inflation, qu’il y aurait une explosion du chômage… Et c’est tout l’inverse qui s’est produit. En refusant la centralisation européenne, la Grande-Bretagne a connu une performance très nettement supérieure à celle de la France ou de l’Allemagne pendant les années 1990 et au début des années 2000.

Aujourd’hui, vous avez raison, la crise financière est mondiale. Mais c’est dû à autre chose. C’est notamment dû à un problème assez spécifique du secteur financier et bancaire. Et, vu l’ouverture internationale des économies, tout cela se propage dans tous les pays qui ont ce genre de structure financière.

Peut-on dans ce cas s’inspirer d’une politique thatchérienne pour s’en sortir ? Ou au contraire, comme beaucoup d’économistes le préconisent, sortir de l’austérité et adopter d’autres politiques ?

Ils ont tous raison. Il faut sortir absolument de ce qui reste dans nos économies du système corporatif, avec la collusion entre les intérêts politiques, le grand patronat et ce qui reste des syndicats. Il faut en sortir et il faut ouvrir la concurrence. Mais en même temps ça ne résout pas tous les problèmes. Il y a d’autres problèmes qui viennent, par exemple, de l’austérité. Ceux-là sont liés aux excès de dépenses gouvernementales précédents et aux taux de change fixes, qui ont été imposés, en fait, par la création de l’euro.

Il y a plusieurs problèmes, mais nous n’avons pas commencé, encore, à essayer de résoudre le problème auquel se trouvait confrontée Margaret Thatcher : celui d’une véritable concurrence et d’une plus grande mobilité dans nos appareils de production.

Avez-vous malgré tout des réserves sur la politique de Margaret Thatcher ? Si vous aviez une critique à émettre, quelle serait-elle ?

Oui, bien sûr. Il y en a plusieurs. D’abord, je crois qu’elle a accordé trop d’importance à la théorie monétariste, politique macro-économique qui a causé quelques problèmes à la Grande-Bretagne. Ensuite, il est clair que sa personnalité, qui lui a permis de faire des réformes, était une personnalité aussi marquée par une certaine obstination. Et donc, peut-être n’a-t-elle pas toujours été assez souple, notamment en matière fiscale comme on l’a vu, ce qui a causé son échec final avec sa tentative manquée d’instaurer la « poll tax » [une taxe locale identique pour tous, nldr].

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