Turquie : l’heure du règlement de comptes

Le 12 septembre, jour pour jour 30 ans après le putsch militaire, la Turquie appelle ses citoyens aux urnes. Lors d’un référendum, le gouvernement du parti islamo-conservateur AKP veut faire passer une importante révision de la Constitution, héritée de la junte militaire de 1980. Dans ses grandes lignes, cette réforme devrait réduire l’influence de l’armée et de la justice, les deux plus farouches adversaires du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis 2003.

Sur la place Taksim, aucun passant n’échappe au bruit étourdissant de la caravane du  « oui ». Difficile de penser à la prière du ramadan quand les haut-parleurs martèlent un tout autre message à longueur de journée, celui du chef du gouvernement, Recep Tayyip Erdogan : « Pour régler les comptes avec le 12 septembre. Pour ne pas revivre un deuxième 12 septembre. Le 12 septembre, vous aussi, vous allez dire oui ! »

Le 12 septembre : une date hautement symbolique

C’est tout sauf un hasard si l’homme fort de la Turquie appelle les citoyens aux urnes un 12 septembre. La date est hautement symbolique. Le 12 septembre, c’est le 30e anniversaire du coup d’Etat de 1980. A l’époque, le pays est au bord de la guerre civile, militants d’extrême droite et d’extrême gauche se livrent des batailles de rue. L’armée intervient. Bilan de trois ans de régime militaire : 650 000 gardes à vue, plus de 500 condamnations à mort, les partis politiques sont dissous et, pour couronner le tout, l’armée dicte une nouvelle Constitution. « La Constitution de 1982 a toujours été contestée, parce qu’il s’agit d’une Constitution qui est le produit immédiat du coup d’Etat de 1980 et qui violait gravement les droits de l’homme, constate Jean Marcou, chercheur à l’Institut français d’études anatoliennes (IFEA) à Istanbul. Elle installait l’armée comme acteur politique du système ». Depuis, de nombreuses réformes ont changé à peu près un tiers de la Constitution, mais l’esprit autoritaire reste.

« Cette Constitution n’est pas l’expression de nos libertés », estime Ayse Uslu. Devant le portrait géant du chef du gouvernement, Recep Tayyip Erdogan, la militante du camp islamo-conservateur au pouvoir, la jeune femme voilée distribue des tracts de l’AKP. Ayse Uslu a bon espoir que le « oui » gagnera, même si le texte soumis au vote ne sera pas la nouvelle Constitution civile que tout le monde appelle de ses vœux : « C’est un ensemble de mesures qui va démocratiser notre pays », affirme-t-elle. De l’égalité des sexes en passant par la protection des enfants jusqu’à la composition des membres de la Cour constitutionnelle, les 50 millions d’électeurs doivent donner leur avis sur 26 amendements, destinés à mettre le pays en conformité avec les normes européennes.

L’heure de la revanche

Il s’agit de la tentative la plus ambitieuse de réécrire la loi fondamentale et de renvoyer l’armée dans ses casernes, une fois pour toutes. Pour la première fois, les auteurs du putsch pourront être jugés, puisque l’article 15 de la Constitution, qui garantissait l’immunité aux putschistes sera supprimé, si le « oui » emporte la victoire.

Dans le village de Topagaç, à 180 kilomètres d’Istanbul, les habitants attendent ce moment depuis trois décennies. En 1982, le village fut le seul dans la région à voter massivement contre la Constitution militaire, dictée à l’époque par les putschistes. Une rébellion que les gens de Topagaç ont payé cher. Pour punir les villageois, les militaires avaient arrêté le maire du village en l’accusant de cacher des armes. Trente ans après le coup d’Etat, trente ans après les arrestations arbitraires et la torture infligée à de nombreux villageois, Topagaç panse encore ses plaies: « Nous allons tous voter en faveur du référendum, dit le fils de l’ancien maire Mustafa Baser, c’est notre heure de revanche ».

La Turquie fait son travail de mémoire. Récemment, Yilmaz Yukarigöz a reçu la dernière lettre de son frère, écrite en prison en 1983, peu avant sa pendaison par la junte militaire. Lui aussi demande justice, sa lettre de requête est déjà prête. Mais ce dimanche 12 septembre, Yilmaz boycottera le vote, car il soupçonne le gouvernement de vouloir faire reculer l’armée, dans le seul but de s’approprier le contrôle de l’Etat. Une crainte partagée par le militant du CHP, la principale formation de l’opposition, Ertugrul Berk : « Si le référendum passe, la démocratie va s’effondrer. Le parti AKP pourra nommer ses partisans à la tête de la Cour constitutionnelle. Ce référendum donnera plus de pouvoir à l’AKP. Le pays sera d’avantage islamique et nous sommes contre ça. »

Les premières visées : l’armée et la justice

Depuis la fondation de la Turquie moderne par Atatürk en 1923, l’armée et la justice étaient les deux plus importants garants de la laïcité. Aujourd’hui, ce bastion est mis en question. L’armée, mais aussi la justice, ces deux farouches adversaires du gouvernement aux racines islamistes, sont en effet les premières visées par la réforme constitutionnelle. Juges et avocats seront soumis à un contrôle parlementaire accru, des hauts gradés de l’armée pourront être jugés par des tribunaux civils.

Pour le Parti de la justice et du développement AKP, ce référendum est bien plus qu’une réforme constitutionnelle, c’est une lutte pour le contrôle du pouvoir et un test électoral majeur avant les législatives prévues l’année prochaine. Pour l’opposition, il s’agit de la dernière grande occasion pour arrêter l’AKP sur son chemin vers un troisième mandat.

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