RFI : Il y a vingt ans, sept de vos frères de Tibéhirine étaient enlevés dans leur monastère puis assassinés quelques semaines plus tard. On ne sait toujours pas précisément qui sont les assassins. Craignez-vous que la lumière ne soit jamais faite sur cette affaire ?
Père Armand Veilleux : L’enquête qui est en cours a déjà fait pas mal de lumière. Est-ce qu’on saura la vérité dans tous les détails ? Probablement jamais. C’est important qu’on continue de rechercher la vérité, mais ce qui est encore plus important, c’est le message que les moines ont laissé à travers leur vie. La façon dont ils ont vécu est quand même encore plus importante que la façon dont ils sont morts.
Le monastère de Tibéhirine est situé dans une zone montagneuse de l’arrière-pays algérois, non loin de la grande ville de Médéa. Il a été fondé à la fin des années 1930. Quelles étaient les activités des moines sur place ?
C’est intéressant de savoir comment a été fondé ce monastère de Tibéhirine. Ce sont quelques moines de Slovénie qui fuyaient la persécution - donc ils sont arrivés comme des pauvres parmi les pauvres -, et qui se sont installés dans le désert. Le village de Tibéhirine, finalement, s’est construit autour d’eux, avec les bonnes relations qu’ils ont établies, surtout après l’arrivée du Frère Luc, qui offrait ses services de médecin. Frère Luc a été le cœur de Tibéhirine. Et donc, Tibéhirine, c’était la réalisation de ce rêve, d’une fraternité qui passe au-delà de toutes les différences de culture, de langue, de religion.
D’ailleurs, les moines ne faisaient aucun prosélytisme.
Non, jamais. Ils vivaient leur vie, c’est tout. Ils respectaient les autres et ils étaient respectés.
Malgré les menaces qu’ils avaient reçues les années précédentes dans le contexte de la guerre civile algérienne, ils avaient décidé de ne pas partir. Pouvez-vous nous parler du cheminement qui les a conduits à rester à Tibéhirine ?
En fait, ils ont eu des exhortations très fortes des autorités civiles algériennes de partir. Ils étaient en danger, comme toute la population. Et la réflexion qu’ils se faisaient, et que la population locale leur faisait, c’est qu’eux, s’ils décidaient de partir, ils pouvaient partir, alors que la population locale ne pouvait pas partir. Et ils ont décidé de rester solidaires avec ceux avec qui ils avaient toujours été solidaires, leurs frères algériens.
Ils étaient quand même dans une zone où il y avait des affrontements. Les autorités ont accusé les moines, ou en tout cas ont soupçonné les moines, d’avoir des relations avec le groupe armé local.
Non, les moines n’ont jamais eu des relations avec les groupes armés locaux. Il y a eu une visite dans la nuit de Noël de 1993, où le chef Attiya a fait trois demandes à Christian. Et Christian, qui était le supérieur, a dit non à chacune des demandes. Il lui dit : « Vous n’avez pas le choix. » Et Christian a dit : « Oui, nous avons le choix. » Il y a eu un respect mutuel. Il n’y a eu aucune promesse de part et d’autre.
Il y a eu les services de Frère Luc. Frère Luc était médecin, et durant toute sa vie, Frère Luc a dit : « Moi, quand un malade vient me trouver, c’est un malade et je soigne le malade. Et je ne me préoccupe pas du groupe auquel il appartient et de la religion à laquelle il appartient. C’est un malade, un point c’est tout. J’ai mon serment d'Hippocrate et de l’Evangile. » Et donc, Luc n’a jamais été à l’extérieur du monastère pour aller soigner des islamistes dans la montagne, mais lorsque certains sont venus au monastère pour se faire soigner, il les a soignés sans demander qui ils étaient.
On peut comprendre que forcément, dans le contexte de la guerre fratricide qui était la guerre civile algérienne, cette neutralité ait posé problème aux autorités algériennes.
Bien sûr. Père Christian, le supérieur, me disait lorsque je les ai visités quelques mois avant leur enlèvement, qu’une des raisons de rester était d’affirmer le droit à la différence. Il me disait : « Lorsqu’un jeune quitte sa famille pour joindre l’armée, les islamistes viennent éliminer la famille. Et lorsqu’un jeune part pour le maquis, l’armée vient éliminer la famille. Et donc, nous sommes entre deux violences et nous refusons de choisir l’une ou l’autre. »
Vous êtes allé leur rendre visite en janvier 1996, deux mois environ avant leur enlèvement. Dans quel état d’esprit les aviez-vous trouvés à ce moment-là ?
Ils étaient très paisibles. Ils ne désiraient pas du tout le martyre, ils n’étaient pas des candidats au martyre. Ils espéraient que rien ne leur arrive, mais ils étaient conscients que quelque chose de plus dramatique pouvait arriver, tout en espérant que ça n’arrive pas. Dans une lettre circulaire qu’ils avaient envoyée en décembre à tous les monastères de l’ordre, en décrivant un peu ce qu’ils vivaient, ils disaient : « Si quelque chose de dramatique arrivait à l’un d’entre nous ou même à nous tous ensemble, ce serait tout simplement une conséquence logique des choix que nous avons faits de rester ici présents à cette terre, à ce pays, à cette église, à cette population locale. »
Et c’est important de se rendre compte que finalement, ils sont sept victimes entre environ 200 ou 250 000 victimes de la même guerre. Je pense qu’eux, ne désiraient pas qu’on les traite séparément des autres. Comme on le sait, on n’a pas retrouvé leurs corps. On n’a retrouvé que leurs têtes. Leurs corps sont enterrés quelque part en Algérie et pour moi, ça a une valeur très symbolique. Ça veut dire qu’ils sont dans la même terre où sont 200 ou 250 000 autres victimes de la même violence absurde et folle. Et je crois qu’ils n’auraient pas voulu être séparés de leurs frères algériens qui sont morts avec eux, chrétiens et musulmans.
Et justement, vingt ans plus tard, comme pour de très nombreuses victimes de cette guerre civile, on ne connaît pas exactement les circonstances de leur décès.
Non. Et l’une des raisons de continuer cette recherche de la vérité, c’est que nous, dans notre système européen, français, on peut continuer cette recherche, alors qu’il y a des milliers de familles dont les membres sont disparus au même moment, et qui ne peuvent pas faire cette recherche. Et notre recherche leur donne le courage de le faire, d’essayer de trouver la vérité.
Trouver la vérité pour quelques-uns, pour la trouver pour tous ?
Oui. Et comme le disait le président Hollande, que nous avons rencontré à quelques reprises, trouver la vérité est aussi important pour l’Algérie que pour la France.
Pour l’instant, cette enquête est encore bloquée par le système politique algérien ?
Elle n’avance pas rapidement. En tout cas, elle n’est pas à l’arrêt complet, mais elle est freinée.
Pourtant, vous avez souvent répété que vous étiez prêt à pardonner, et que vous vouliez juste savoir à qui.
Oui, ça c’est une expression que j’aime bien. Et le pardon est donné d’avance. Mais un pardon, strictement, se donne à une personne concrète, à quelqu’un qui est coupable et qui se reconnaît coupable. On ne donne pas un pardon dans l’abstrait. Et j’ai cité à diverses reprises cette phrase que j’aime beaucoup de la mère de Steve Biko, qui est un jeune avocat sud-africain mort sous les tortures de la police blanche durant l’apartheid : « Je veux pardonner au meurtrier de mon fils, mais je veux savoir à qui je dois pardonner. »
Il n’y a jamais eu de « commission vérité et réconciliation » en Algérie...
Non, c’est ça, oui. Un jour, peut-être qu’on pourra en avoir une.
Craignez-vous de ne jamais connaître la vérité de votre vivant ?
Je crois que je la connais. Mais je crains qu’elle ne soit jamais reconnue officiellement, ouvertement.
Il y a quelques mois, il y a quand même eu du mouvement, notamment à la tête des services de renseignement algériens, le DRS, avec le départ du général Mediène. Cela vous donne-t-il une dose d’espoir ?
J’y ai pensé un certain temps, que peut-être certains auraient intérêt à laisser connaître certaines choses, mais c’est difficile de prévoir. Le système est très opaque, comme tout le monde le sait. Je crois que ce n’est pas de ce côté-là qu’il faut chercher.
Alors, de quel côté faut-il chercher ?
Il y a une enquête qui est en cours, qui avance, même si elle avance lentement. Et je serais plutôt d’avis de laisser le juge et ceux qui l’assistent faire leur travail et nous concentrer surtout dans cet anniversaire, sur ce qu’ont vécu les moines. La justice, dans des causes comme celle-là, peut aller jusqu’à un certain point. Mais pour aller plus loin, il faut une volonté politique. Est-ce qu’il y a une volonté politique de tout connaître ? Probablement pas, et c’est peut-être encore trop tôt.