Le Parti de la justice et du développement, l'AKP est donc en tête du scrutin mais n'a recueilli « que » 40,7% des suffrages et 258 sièges de députés sur 550. Est-ce qu’on peut parler de surprise ?
Tancrède Josseran : On peut effectivement parler de surprise puisque l’AKP nous avait habitué depuis 2002, depuis 13 ans, à systématiquement remporter toutes les élections. Il faut rappeler : six élections, dont deux référendums. Six élections donc, municipales et législatives. Par ailleurs l’AKP est en très net retrait, plus de dix points ont été perdus entre 2011 et cette année. Ce transfert de voix, on voit qu’il y a eu un très net transfert de voix de l’AKP vers le parti kurde en particulier au sud est de la Turquie où l’AKP s’est littéralement effondré, le Parti de la démocratie et du peuple, le parti kurde fait plus de 80% à Mardin ou 75% à Diyarbakir.
A quoi le président turc doit-il ce revers ?
Il faut voir que depuis 2011, la Turquie de Recep Tayyip Erdogan a pris un véritable tournant autoritaire, que ce virage autoritaire, on peut le voir dans de nombreux exemples : c’est l’armée qui a été renvoyée dans ses casernes, donc il n’y a plus de véritable contre-pouvoir politique en Turquie, ce sont des médias qui, lorsqu’ils ne sont pas muselés, sont domestiqués, c’est aussi une fusion de plus en plus grande du pouvoir législatif, exécutif et judiciaire. Et ce qui a fait très peur à une partie des Turcs qui ont votés lors de ces élections, c’est le projet de nouvelle constitution de Tayyip Erdogan. En fait, d’une Constitution qui aurait été taillée sur mesure pour Erdogan et qui aurait donné un pouvoir considérablement accru au président de la République, d’où une très grande défiance. Ensuite, il y a également pour expliquer ce revers électoral, les questions économiques. Pendant très longtemps l’AKP a su jouer sur les très bons résultats de l’économie turque. Il faut voir qu’il y a eu quasiment en plus de dix ans, 8% de croissance par an et que cette croissance aujourd’hui, elle est retombée à, à peine 3%. Et enfin dernier facteur qui explique ce revers électoral, c’est bien entendu l’échec, la décrépitude de la politique étrangère turque. On avait donc une politique qui était bâtie sur le slogan « zéro problème avec les voisins » et maintenant c’est « zéro voisin sans problèmes », et cela s’est particulièrement vu sur le dossier kurde.
L’AKP n’a donc plus la majorité absolue, quels sont les scénarios possibles dorénavant ? Une coalition ou de nouveau une convocation aux urnes ?
Il y a deux scénarios possibles. Le premier, ce serait une coalition. La question pour l’AKP se serait de savoir avec qui, quel partenaire ? Alors deux partenaires émergent. Sur la droite, le MHP, le Parti d’action nationaliste, le parti de droite nationaliste qui a fait plus de 17% des voix, qui a un discours religieux et une base, un socle électoral qui est relativement similaire à l’AKP, donc des Turcs patriotes et conservateurs. Le problème de ce parti, c’est qu’il est très attaché à l’indépendance nationale et à l’unité nationale. Pour lui, il est hors de question de continuer le processus de paix dans ces conditions là, avec les Kurdes. Et il faut savoir que son leader Devlet Bahceli a beaucoup critiqué le « deuxième parti unique » en la personne de l’AKP. Et sur la gauche, l’AKP pourrait s’allier avec le parti du peuple démocratique, HDP, le parti kurde. Le problème est que ce parti a dit : en aucune manière il ne s’allierait avec l’AKP et qu’il n’y avait pas de coalition à attendre avec lui. Enfin la deuxième solution ce serait d’aller vers de nouvelles élections mais il faudrait attendre 45 jours puisqu’on est obligé, dans la Constitution turque, d’attendre 45 jours avant de pouvoir de nouveau dissoudre le Parlement. Tout en en ne sachant pas bien entendu quels seraient les résultats.
L'autre enseignement de ce scrutin, c'était la très forte percée du parti Kurde HDP. A quoi attribuer ce succès ?
Il faut voir que ce parti kurde réussit pour la première fois à passer la barre des 10% et à faire son entrée à l’Assemblée nationale. Ca s’explique parce que ce parti a su élargir considérablement le spectre de son discours. Comme le dit son slogan, c’est le parti de toutes les diversités, de toutes les minorités en Turquie, qu'elles soient sexuelles, religieuses ou ethniques. Donc c’est un peu un parti attrape-tout qui a su coaguler autour de lui aussi bien des minorités kurdes, la minorité alévie, mais des chrétiens voir même des militants LGBT. Vous voyez effectivement que c’est un parti un peu fourre-tout, un peu attrape-tout et qui tient un discours social assez progressiste, un peu sur le modèle de ce que nous connaissons en Europe avec Syriza en Grèce ou Podemos en Espagne. Et enfin c’est aussi un parti qui a su jouer sur un discours très anti-Erdogan et beaucoup d’électeurs de la gauche traditionnelle en Turquie se sont détachés du parti Kémaliste pour voter pour ce parti.
Qui allait au-delà de la simple unité kurde. Est-ce que la situation internationale a pu influencer l'opinion dans ce scrutin ?
Oui en particulier pour les Kurdes. Pendant très longtemps, les Kurdes ont voté pour l’AKP dans le sud-est de la Turquie, car l’AKP était perçu comme un parti anti-establishment-militaro-kémaliste et que les Kurdes ont très mal perçu le virage autoritaire et surtout le fait que l’AKP n’ait pas su assister les kurdes encerclés à Kobane l’année dernière et que beaucoup de tribus kurdes ont cette fois-ci appelé à voter pour le parti kurde en raison de ce qu’ils ont estimé être une trahison.