RFI : Il y a quelques jours, le gouvernement libyen alertait sur l’effondrement de l’Etat. C’est à cela que l’on assiste aujourd’hui ?
Jean-Yves Moisseron : C’est effectivement ça. Les structures centrales de l’Etat ont beaucoup peiné à se mettre en place depuis la chute de Kadhafi. Finalement on est en face d’un effondrement de ses structures avec une perte totale de crédibilité du processus même de construction d’un gouvernement.
Sous l’effet notamment, de l’offensive du général Haftar à la mi-mai à Benghazi, offensive contre les milices islamistes ?
Ça c’est un premier élément effectivement qui a radicalisé les positions contre les islamistes dans l’est du pays. C’est aussi une phase de crise entre deux milices, les milices de Zintane et les milices de Misrata, qui couvait depuis un an environ et qui aujourd’hui se traduit par des affrontements directement sur Tripoli. Ces deux événements précipitent la situation, alors même que le processus électoral a été malmené et ne permet pas de sortir le pays de l’impasse.
Qui a l’avantage, militairement ?
Je pense qu’à long terme il risque d’y avoir un renversement d’alliance. C'est-à-dire que ces milices de Zintane de Misrata qui étaient plus ou moins alliées dans la chute de Kadhafi sont en train de s’opposer aujourd’hui. Ca augure peut-être d’une alliance avec les tribus, les Warfalla ou le personnel politique qui était engagé dans le régime de Kadhafi, mais qui a été suite à la loi d’exclusion, plus ou moins marginalisé. Il y a peut-être dans cette crise, d’éléments de recomposition d’alliance et de stabilisation du pays.
Recomposition au détriment des milices ?
Au détriment des milices de Misrata et au détriment des islamistes qui aujourd’hui sont de plus en plus critiqués par la population libyenne. Les milices de Misrata parce qu’elles ont essayé de pousser trop loin leurs avantages. Elles se sont alliées aux islamistes qui eux-mêmes sont financés par les pays du Golfe, apparaissent comme des éléments exogènes un peu au jeu politique interne en Libye, alors même qu’islamistes et milices de Misrata avaient pris le contrôle de ce qui restait des structures de l’Etat central, Etat central qui n’avait pas résolu le problème de sécurité et le problème d’organisation de la distribution de la rente pétrolière.
La bataille à laquelle on assiste a pour enjeu le pouvoir, le simple contrôle de la ressource pétrolière ?
Les deux. Parce que qui tient les structures de l’Etat central, détient en partie la rente pétrolière et donc dispose des moyens de redistribution qui sont absolument nécessaires. L’économie libyenne et la société libyenne reposent essentiellement sur la ressource pétrolière, ce qui permet une redistribution. C’est-à-dire un partage du gâteau entre les différentes forces politiques. Qui tient le pouvoir tient aussi cette ressource et donc a les possibilités de construire des consensus politiques essentiellement sur le niveau de répartition de cette rente.
Diriez-vous qu’on voit se réaliser un scénario de somalisation de la Libye, à la différence peut-être que la Somalie n’avait pas cette richesse pétrolière qu’on évoquait il y a un instant ?
La société libyenne est depuis très longtemps structurée en factions, en tribus qui sont dans des formes d’opposition latentes, larvées, avec des systèmes d’alliance mouvante qui se recomposent. Là-dessus se greffe la nécessité quand même d’un accord politique pour exploiter cette ressource pétrolière. Il faut savoir que tout le monde, finalement a à perdre s’il n’y a plus d’exploitation et de sortie du pétrole. Donc ça pousse au consensus politique entre des groupes relativement organisés et qui ont l’habitude à la fois de s’opposer et en même temps de construire des consensus politiques quand c’est nécessaire.
Cette exploitation pétrolière aujourd’hui, elle est très au ralenti ?
Elle est n’est pas totalement à l’arrêt, parce que les milices de Zintane continuent à contrôler l’exploitation pétrolière en Tripolitaine, mais elle a considérablement baissé pour l’essentiel de l’exportation. Donc les recettes pétrolières qui sont susceptibles d’être obtenues sont considérables et permettraient finalement à tous les Libyens de vivre relativement confortablement. Mais aujourd’hui, ce n’est pas du tout le cas, puisqu’une partie de l’exploitation est arrêtée.
On sait que du fait de cet incendie, mais auparavant déjà, commençaient à se manifester des pénuries d’essence. A quoi ressemble le quotidien aujourd’hui en Libye ?
Il est de plus en plus difficile. Il n’y a pas encore de crise alimentaire grave. C’est surtout à Tripoli que les choses sont difficiles, il y a des pénuries. Sinon l’ensemble de l’économie est quand même au ralenti parce qu’elle reposait très largement sur une population étrangère d’Afrique subsaharienne, mais aussi tunisienne, égyptienne, qui pour beaucoup est partie du pays.
A plusieurs reprises ces temps-ci, les pays voisins, notamment le Niger, ont dit leur inquiétude vis-à-vis de l’évolution de la situation en Libye. Y a-t-il un risque de déstabilisation dans la région ?
Kadhafi par son régime maintenait une espèce de stabilisation à la fois sur le territoire libyen, mais sur l’ensemble de la zone sahélienne. Il jouait un rôle de gendarme, de régulation des flux, de limitation des trafics. Depuis la chute de Kadhafi, la Libye est un peu un ventre mou au sein du Sahel et donc on a vu se développer à la fois des trafics, de drogue, d’humains. Si ça perdure, si les structures s’effondrent totalement en Libye, il est clair que ça a un rôle de déstabilisation. Et on voit déjà les pays voisins effectivement – pas seulement le Niger, mais aussi l’Egypte, l’Algérie – s’inquiéter beaucoup de cette situation.