Cannes: sur le tapis rouge, le monde va très mal

Au Festival de Cannes, les « marches de la gloire » se montent en costume et paillettes, après une nuit en hôtel cinq étoiles et sorti d’une voiture de luxe. À l’écran, depuis quatre jours, tous les réalisateurs en lice pour la Palme d’or dressent un monde qui court à sa perte, entre apocalypse et zombies. Dernier exemple, le nouveau film du réalisateur britannique Ken Loach, Sorry We Missed You, un portrait cynique de nos sociétés de plus en plus « ubérisées » suite à la révolution numérique.

« Pourquoi un système qui prévoit tout minutieusement ne peut pas prévoir une pause-pipi ? » À 11 ans, Liza a tout compris, intuitivement. Endetté jusqu’au coup après plein de licenciements abusifs et une banque qui a fait faillite et englouti le crédit pour leur maison, son père a accepté de travailler en franchise pour livrer des colis. Le contrat est clair : Ricky est censé s’exploiter lui-même. Tous les avantages et bénéfices sont pour le patron de la franchise, tous les risques restent à Ricky, 14 heures par jour, six jours par semaine.

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Quand la réflexion laisse la place aux réflexes

Quand il ne peut pas travailler pour la plateforme de livraisons, il doit payer pour son absence et chercher un remplaçant. Mais déjà, pour pouvoir travailler, il doit acheter une camionnette et donc vendre la voiture de sa femme. Abby est alors condamnée à prendre le bus pour assurer son job d’aide-soignante auprès de vieux incontinents, littéralement emmerdants. Les liquides humains tiennent d’ailleurs une place privilégiée dans le récit de Ken Loach. Comme si la réflexion avait laissé la place aux réflexes primitifs.

Par exemple, la petite Liza recommence à faire pipi au lit. Les vieux dont s’occupe Abby sont laissés pendant des heures dans leurs excréments, parce que leurs familles ne pensent pas aux soins, mais à l’héritage. Et Ricky, comme son rythme de travail de « dératé » ne lui laisse aucun répit, du matin au soir, se voit bien obligé d’uriner en route dans une bouteille au lieu d’aller aux toilettes. Et, bien sûr, quand il se fait agresser par des jeunes malfrats, les voyous lui versent son pipi sur la plaie.

Une concurrence frontale et des vies décomposées

On ne change pas une équipe qui gagne. Trois ans après sa Palme d’or pour Daniel Blake, Ken Loach reste fidèle à soi-même et à son combat contre le système libéral. Avec son talent inouï pour faire déborder le cadre de son image d’émotions et d’empathie pour ses personnages, le réalisateur britannique nous raconte son histoire en un seul trait. Il nous emmène au cœur de ce système à la concurrence féroce et frontale, où les vies sont décomposées en unités pour les faire entrer dans les systèmes de service. La démonstration cinématographique est sans faute, mais souvent prévisible. Trop affiché et appuyé d’une manière pédagogique, le récit perd parfois sa puissance.

Sorry We Missed You est le message laissé par le livreur au client quand celui n’est pas à la maison. Donc, il doit s’excuser pour une faute qu'il n'a pas commise. L’humiliation est partout, l’exploitation très bien organisée. En attendant, la famille de Ricky explose, les disputes se multiplient et Abby fait des cauchemars : « je m’enfonce dans des sables mouvants ».

Bref, Ken Loach veut nous faire comprendre dans quelle société pourrie on vit aujourd’hui et qu’il n’y a pas d’issue, seulement des souvenirs nostalgiques des grandes grèves des années 1980.

Les cinq premiers films de la compétition montrent un monde catastrophique

Sur le tapis rouge du Festival de Cannes, Ken Loach se trouve entouré de cinéastes qui partagent son constat. Les quatre films entrés avant lui en lice pour la Palme d’or mettent en scène des catastrophes. Jim Jarmusch nous a bien amusé avec les zombies de The Dead Don’t Die, sans nous laisser une chance de survie sur cette Terre trop exploitée et donc sortie de son axe. Les Misérables de Ladj Ly naviguent dans une société sans espoir où toute autorité est corrompue. Dans Bacurau, de Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles, une mystérieuse entreprise américaine fait d’abord disparaître un pauvre village au Brésil des cartes avant d’exterminer les villageois pour pouvoir mieux exploiter les ressources naturelles. Et chez Mati Diop, la jeunesse sénégalaise est vouée à se noyer soit dans le désespoir soit dans l’Atlantique et à finir comme des morts-vivants.

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