De Santiago à l'exil, de Santiago à l'Italie. Organisé chronologiquement en chapitres, le documentaire rappelle par le biais d'entretiens (quarante heures) et d'images d'archives ce que fut l'expérience chilienne de la présidence de Salvador Allende puis le coup d'Etat de 1973 et l'exil forcé pour beaucoup d'acteurs de l'époque, opposants à la junte. « L'unité populaire » et l'enthousiasme de tous les possibles pour toute une génération, le terrible coup d'Etat du « 11 septembre 1973 », la répression et la liquidation des militants de gauche dans la séquence « Stade national ». Certaines images d'archives sont connues, toutes sont fortes et les témoignages viennent leur redonner chair. Sont à l'écran des visages connus comme les cinéastes Carmen Castillo, Patricio Guzman, Miguel Littin, le plasticien Arturo Acosta, les musiciens du groupe Inti Illimani (qui trouvèrent refuge en Italie) et d'autres, des militants de base de partis de gauche ou simplement engagés dans leur entreprise ou leur quartier. Des récits, parfois pleins d'une émotion difficile à contenir malgré le dispositif filmique -face caméra-, en espagnol et en italien parce que parmi ces témoins engagés de l'histoire, beaucoup ont réussi à quitter l'enfer qu'était devenu pour eux le Chili après le coup de d'Etat militaire, grâce à l'aide apportée par l'ambassade d'Italie.
Une ambassade refuge
Ce sont les deux derniers volets de l'histoire. « L'ambassade d'Italie » et « Le voyage en Italie ». C'est à l'occasion d'un voyage au Chili que Nanni Moretti a appris que l'ambassade d'Italie à Santiago avait été un lieu d'accueil pour les personnes pourchassées par les militaires. Il a retrouvé deux des diplomates qui avaient alors la responsabilité des lieux dont Roberto Toscano et Enrico Calamai. « C'était beau d'être diplomates à Santiago en 1973, a témoigné Roberto Toscano dans La Repubblica en novembre 2018, je ne me suis jamais senti aussi utile ». A noter que Calamai, nommé ensuite consul à Buenos Aires jouera le même rôle auprès des Argentins fuyant leur propre junte militaire. Tous deux racontent comment ils ont été livrés à eux mêmes sans consigne précise de Rome de crainte de créer un « appel d'air » comme on dit maintenant pour expliquer les freins mis à l'accueil des réfugiés et migrants en provenance d'Afrique notamment.
Les récits des diplomates alternent avec ceux des ex-réfugiés, tantôt drôles comme celui de cette jeune fille qui se souvient de son sentiment de sécurité la nuit quand elle dormait dans la baignoire de l'ambassadrice, ou l'histoire de ce militant du parti communiste chilien exclu du parti parce qu'il refusait de se plier à la corvée collective d'éplucher les pommes de terre... Des témoignages et des images d'archives qui font écho au film L'ambassade de Chris Marker. Des drames aussi lorsque le corps supplicié de Lumi Videla est jeté par dessus le mur d'enceinte de ce fragile refuge pour effrayer ses résidents et faire pression sur le personnel de l'ambassade... Un autre diplomate italien, Emilio Barbarani, arrivé à Santiago peu après le coup d'Etat, écrira d'ailleurs un livre de souvenirs et d'enquête sur ces années troubles (Chi ha ucciso Lumi Videla, 2012). Les trois étages de l'ambassade ont accueilli jusqu'à 250 personnes, dont de nombreux enfants.
Italie, pays d'accueil
Tous évoquent ensuite la solidarité dont ils ont été l'objet à leur arrivée, les petits boulots certes mais aussi la chaleur de l'accueil et l'entraide. L'Italie a été une mère pour moi, témoigne une femme. Un homme raconte comment il a été accueilli dans l' «Emilie rouge », l'Emilie-Romagne d'alors, dirigée par la gauche et donc favorablement disposée à l'égard de ces réfugiés. Une Italie aux antipodes de l'Italie actuelle souligne en creux, par récits interposés Nanni Moretti. Un pays où l'on n'imposait pas alors le travail au noir aux réfugiés, où ceux-ci pouvaient prendre des postes de responsabilité dans les entreprises où ils travaillaient, où les réfugiés politiques bénéficiaient d'un a priori bienveillant, où le souvenir de la lutte contre le fascisme était encore vif. Une Italie d'avant Berlusconi, d'avant le gouvernement Ligue du Nord- Mouvement cinq étoiles, d'avant l'individualisme, l'infusion massive du culte de la consommation et maintenant la xénophobie. Une Italie où l'on a oublié les « valeurs fondamentales » selon Nanni Moretti.
Une Italie qui avait été l'un des rares pays à ne pas reconnaître la junte militaire. Rome ne nommera un nouvel ambassadeur à Santiago qu'après le plébiscite perdu par Pinochet le 5 octobre 1988. Quelques heures après l'annonce des résultats du scrutin, le gouvernement italien nomme un nouvel ambassadeur à Santiago, après quinze ans de vacance du poste. « C'est lorsque Salvini est devenu ministre de l'Intérieur que j'ai compris pourquoi j'avais tourné ce film », confie Nanni Moretti en préambule. Un point de vue qu'il affirmera fortement dans un dialogue avec un ancien militaire de la junte, dans un antagonisme assumé.
Les événements du Chili ? « Une leçon à ne pas oublier, surtout en ce moment de notre histoire », conclut Roberto Toscano, soulignant la fragilité de la démocratie. Un documentaire en hommage à ces résistants contemporains, chiliens et italiens, et un acte de résistance aussi face à la politique actuelle de l'Italie.