World Press Photo: la «langue de vérité» de Burhan Ozbilici

Il a couvert le coup d’État avorté en Turquie, mené des missions en Syrie et en Libye, mais il n’a rien d’un photojournaliste kamikaze ni d’un aventurier. Pourtant, le 19 décembre 2016, le photojournaliste turc Burhan Ozbilici de l’Associated Press est resté debout face à un meurtrier qui venait de tirer sur l’ambassadeur russe en Turquie dans une galerie d’art d’Ankara pour protester contre la guerre en Syrie. Le jour de l’assassinat, son image surréaliste a été vu 18 millions de fois sur Facebook. Couronné Photo de l’année par le plus prestigieux prix du photojournalisme, le World Press Photo, le cliché est exposé à la galerie Carla Sozzani, à Paris. Rencontre avec un homme de 62 ans qui ne se sépare jamais de son appareil de photo.

RFI : Faut-il être le fils d’un héros de la guerre d’indépendance turque pour avoir le courage de réaliser une telle photo ?

Burhan Ozbilici : Oui, la source de mon courage était d’abord mon père. Il a dû arrêter ses études pour défendre la patrie, le peuple. Avant de fuir et quitter son village, il a appris trop jeune à faire la guerre. Il a été blessé, mais il avait refusé la médaille d’or des héros de l’indépendance, parce qu’il détestait les médailles. Il était mon héros et un grand intellectuel, un professeur de droit islamique qui connaissait bien la littérature arabe et persane. À ce moment-là, je me suis souvenu de son conseil : fais le maximum que tu peux faire pour les autres. Si tu peux sauver la vie des autres, prends des risques. Mais travaille calmement. Surtout, utilise et ton cerveau et ton cœur. Il souriait quand il m’a donné ce conseil, comme pour me dire qu’une force me protégerait.

Étiez-vous conscient de la situation ?

J’ai tout de suite su qu’il s’agissait d’un moment historique très grave, mais en même temps, j’ai décidé à faire la photo, parce que [j’avais le sentiment que] tous les journalistes étaient avec moi et derrière moi… Même si j’étais touché, je ne serais pas mort pour rien. Ainsi, j’ai pu immortaliser un exemple de bon journalisme. Je savais que je risquais beaucoup, mais, au bout d’un moment, j’étais sûr de moi… Je voulais rendre à mon père, ma mère, mes professeurs, une partie de ce qu’ils m’avaient donné.

À ce moment-là, votre vie a-t-elle défilé devant vos yeux ?

Oui, toute ma vie. La première fois où j’avais vécu une chose pareille, c’était le 18 juin 1988. Il y avait eu une tentative d’assassinat contre le Premier ministre de l’époque, Turgut Özal. Quelqu’un tombait devant moi et hurlait. À ce moment-là, je ne savais pas que c’était lui le tireur, touché par trois balles. C’est là où j’ai découvert pour la première fois ma force et mon sang froid.

RFI : Sur la photo, on voit l’assassin, mais on pense surtout au photographe derrière cette image. À quoi pensez-vous aujourd’hui quand vous regardez cette image ?

Quand je regarde la photo, je suis d’abord malheureux pour un homme très naturel, très honnête et très sympa que je voyais pour la première fois, l’ambassadeur russe, Andrey Karlov. Et quand j’ai rencontré après sa femme, mon respect envers lui a encore beaucoup grandi, et ma douleur aussi. Il représentait son pays, mais il n’avait aucun lien personnel avec cette guerre en Syrie. Après, j’espère que la photo fait réfléchir les gens sur nos problèmes en face. Ce monde cruel qu’on a créé tous ensemble. Cette saleté de guerre. La tragédie syrienne. Cette photo explique et représente beaucoup de choses.

RFI : Dans l’exposition, on découvre aussi d’autres photos. Combien de fois avez-vous appuyé sur le déclencheur face à l’assassin, cet officier de police turc en congé ?

Au total, j’ai eu une centaine de photos. Après que j’avais vu l’ambassadeur par terre, j’ai eu des chaleurs dans la tête, des froideurs dans le corps, mon cœur battait à toute vitesse, comme s’il s’envolait. Mais, j’avais décidé de faire des photos, calmement, sans gêner le tireur et en analysant sans arrêt son cerveau, ses gestes. Quand les gens sont partis, je ne voulais pas partir. Pour moi, fuir n’était pas une solution. J’ai décidé de rester. À la fin, on était seulement deux : le tireur et moi. Après mon départ, j’ai appelé ma collègue journaliste, puis j’ai appelé mon éditeur à Londres. C’est passé comme ça… Tout cela a duré peut-être quatre ou cinq minutes et une centaine de photos.

Il y avait un vif débat autour de la question si on pouvait montrer et couronner la photo d’un meurtre, un assassinat, une victime en train de mourir. Pourquoi votre photo a échappé au verdict habituel postulant que c’est immoral de montrer un assassin ?

Les gens ont le droit de tout dire, de critiquer, comme un des jurés qui avait un petit doute par rapport à ma photo. Je lui ai dit : tu as le droit de protester. Mais ce que je n’accepte pas, c’est de juger injustement ma position et les risques que j’ai pris. Ce n’est pas une belle photo, mais une bonne photo qui a marqué l’histoire. C’est une grande photo. Ce n’est pas la photo que je préfère, mais cela explique beaucoup de choses. Cela peut déranger. Mais sans être dérangé, on ne réagit pas.

Vous avez étudié le français à Istanbul et la littérature française à Paris. Est-ce que dans vos images se reflète aujourd’hui le fait que vous avez appris le français ?

C’est mon père qui m’a conseillé d’apprendre le français. À l’époque, le français était la première langue étrangère qu’on apprenait en Turquie. Le français m’a beaucoup enrichi pour apprendre et de faire une bonne photographie, du bon journalisme. Vous Français, même si vous râlez beaucoup, vous discutez les choses sérieusement. Et en discutant, on comprend les vraies valeurs des choses. Et la langue de cette photo, c’est la langue de la vérité. Cela peut être brutal, dérangeant. Cette photo, je ne la trouve pas belle. La photo sur laquelle l’ambassadeur parle est plus belle. Donc la langue photographique de cette photo est la vérité.

► L'exposition des lauréats dans toutes les catégories du World Presse Photo 2017 est à voir jusqu'au 3 décembre à la galerie Carla Sozzani dans le XVIIIe arrondissement de Paris.

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