Ing K, cinéaste thaïlandaise: «Je lutte contre des menteurs puissants»

Pourquoi publier une interview deux mois après l’avoir faite ? Parce qu’il y a des rencontres et des images qui ne s’effacent pas avec le temps. Les paroles et les films de la cinéaste thaïlandaise Ing K en font partie. Elle était l’invitée spéciale pour son nouveau film « Bangkok Joyride » et honorée par une rétrospective lors du prestigieux festival Cinéma du réel. Avec son cinéma d’auteur, très expérimental et souvent autoproduit, cette résistante de 57 ans lutte depuis des décennies contre les zones de silence et l’oublie dans son pays. Ing Kanjanavanit s'apprête même à ouvrir à Bangkok un micro-cinéma pour contourner la censure qui l’a souvent frappée pendant sa carrière. Entretien.

RFI : How We Became Superheroes et Shutdown Bangkok sont les deux parties de votre nouveau documentaire Bangkok Joyride. Un film-fleuve de six heuressur les gigantesques manifestations qui bloquèrent Bangkok durant sept mois en 2013 et 2014 pour protester contre un gouvernement corrompu. Pourquoi ce titre ?

Ing K : Joyride, c’est comme une virée entre garçons fous qui roulent à toute vitesse avec une voiture volée dans les rues, dans une anarchie totale. C’est une situation très dangereuse, mais on rit quand même… Pour moi, le titre exprime l’intensité et les vibrations des gens dont je parle dans le film. Ils étaient dans des situations extrêmement dangereuses… Mais quand on fait tellement peur aux gens, ils se retrouvent finalement dos au mur et n’ont plus peur. Ils entrent dans une zone très intéressante. La plupart étaient des gens simples, des secrétaires, des facteurs, des cuisiniers, des employés de bureau… Pourquoi ont-ils perdu leur peur ?

Bangkok Joyride commence avec une grande manifestation. Dans quelle situation politique se trouve-t-on à ce moment-là en Thaïlande ?

À ce moment, le Parlement thaïlandais avait complètement échoué. Il y avait une sorte de dictature parlementaire. Il n’y avait plus de discussions possibles au Parlement, ils ont coupé les microphones, menacé des gens, appelé la police contre l’opposition. C’était vraiment la fin du Parlement. Les gens savaient : si nous ne faisons rien, nos enfants et nos petits enfants auront une vie très difficile, avec un État en faillite. Et on avait Thaksin, l’ancien Premier ministre, un homme comme Donald Trump. Il a refusé d’être jugé par la justice pour sa corruption et s’est enfui vers Dubaï.

Thaksin Shinawatra est l’ancien Premier ministre thaïlandais, chassé en 2006 après des manifestations et un coup d’État. Thaksin est au cœur du film. Tout le monde manifeste contre lui et sa sœur, devenue en 2011 à son tour Premier ministre thaïlandais. Ce qui pose le problème de l’amnistie de l’ancien Premier ministre et milliardaire, condamné par la Cour suprême pour conflit d’intérêts. Pour vous, Thaksin est pour la Thaïlande ce que Trump est pour les États-Unis ? Il révèle les énergies négatives du pays ?

Pour moi, la personne de Thaksin est extraordinaire pour la Thaïlande. J’étais longtemps activiste et journaliste et comme chaque protestataire on m’a toujours considérée comme une extrémiste quand je protestais. Avec Thaksin, les gens se sont réveillés. Il les a tellement fait souffrir… Il faut savoir que nous, Thaïlandais, nous n’avons jamais souffert comme d’autres pays, même pendant la Seconde Guerre mondiale. Donc, Thaksin est bien pour nous. Cela nous fait grandir. C’est ainsi que nous allons obtenir une vraie démocratie.

Vous avez suivi les manifestations pendant sept mois. Quand avez-vous pris la décision d’en faire un film ?

J’essaie toujours d’économiser de l’argent. Comme je fais des films assez politiques, je voulais avoir des plans avec beaucoup de manifestants pour en faire après toutes sortes de films, même des fictions ou des films d’horreur. Pour cela, j’ai tourné ces scènes au début. Très vite, j’ai compris que les manifestations ne s’arrêtaient pas, qu’il se passait quelque chose de très spécial et que je devrais témoigner de cette situation, raconter exactement comment cela s’est passé. Aujourd’hui, ils prétendent que tout cela n’a jamais existé !

Est-ce dangereux pour vous de montrer ces images en Thaïlande ?

Je ne sais pas, mais aujourd’hui, il n’y a plus personne qui en parle. Il n’y a aucun film sur ces événements. C’est étrange. Comment est-ce possible ? Moi, je le montre. Avant de faire Bangkok Joyride, j’ai réalisé Censor Must Die, un film sur la censure de mon film d’horreur Shakespeare Must Die. À l’époque, Yingluck, en tant que Premier ministre, avait interdit la projection de Shakespear Must Die. Alors j’avais fait un film sur cette expérience horrible d’être censurée. Shakespeare Must Die est le seul film qui a été censuré au nom de la sécurité nationale. C’est complètement ridicule, parce que le film raconte l’histoire de Macbeth, une histoire enseignée dans toutes les écoles.

Quand le Cinéma du réel à Paris a projeté Bangkok Joyride, très peu de spectateurs étaient présents lors de la première mondiale à Paris pour voir les centaines de milliers de personnes défiler sur grand écran. Est-ce que cela vous a étonné ?

Ce film vit sa propre aventure. C’est très intéressant. Je l’ai tourné en mode minimaliste. L’équipe du film est composée d’une personne et l’équipement consistait à un iPhone ! Mais le « casting » était beaucoup plus grand que pour les films que j’ai tournés avec un gros budget ! Il y a des millions de gens sur mes images. C’est très bizarre de voir ces masses se diriger vers ma petite caméra. Et comme vous dites : la première du film avait lieu devant vingt personnes et à la fin de la projection, il n’en restait pas beaucoup…

Est-ce que cela confirme votre théorie sur le black-out des médias ?

C’est plus grave qu’un blackout. Je suis blacklistée comme une réalisatrice diabolique, antidémocratique qui fait des films de propagande. Quand Shakespeare Must Die a été censuré, cela a provoqué une vague médiatique dans le monde entier. Depuis, le gouvernement de Yingluck a cherché à me détruire. Ils racontent à tous les festivals de cinéma dans le monde entier que mes films méritent être interdits. C’est vraiment très difficile à supporter.

Donc, pour faire des films sur la situation politique en Thaïlande, il faut être un superhéros ?

Je ne sais pas si on doit être un superhéros, mais il ne faut jamais abandonner, être très disciplinée.

En France, quand on parle du cinéma thaïlandais, on pense tout de suite à Oncle Boonmee, d’Apichatpong Weerasethakul, la Palme d’or de 2010. Échangez-vous sur vos expériences réciproques ou vivez-vous dans deux mondes différents ?

Comment dire ? Pour Shakespeare Must Die, j’ai reçu des fonds du ministère de la Culture. Et Oncle Boonmee aussi. C’était le premier film qui a reçu des subventions qui d’ailleurs n’existent plus. Et nous, c’était le dernier film subventionné. Après, on m’a diffamée comme quoi j’étais le seul cinéaste ayant reçu de l’argent du gouvernement corrompu de Thaksin. Comment expliquer ? Apichatpong Weerasethakul est très privilégié, pas moi. Je n’ai pas de place, nulle part. Dans Citizen Juling (2008), j’ai parlé de la situation dans le sud de Thaïlande. Le film raconte les derniers jours de Thaksin avant le coup d’État. Il a fait de milliers de victimes là-bas et le film cause beaucoup de dommages à Thaksin. C’est évident, quand vous montrez la vérité…

Votre filmographie a toujours été confrontée à la censure : depuis le plaidoyer écologique Thailand for Sale (1991) en passant par le drame interreligieux My Teacher Eats Biscuits (1998) jusqu’à la réponse filmique à l’interdiction de Shakespeare Must Die (2012), Censor Must Die (2013). Depuis le changement de gouvernement en Thaïlande en 2014, est-ce que la censure aussi a changé ?

Jusqu’à maintenant, aucun film n’a été interdit. Pour être honnête, je pense que le gouvernement militaire ne s’intéresse pas beaucoup au cinéma. Je suis en train de construire un micro-cinéma indépendant au centre de Bangkok pour y montrer tous mes films. Ainsi, je pourrai contrôler la production et la diffusion de mes films à 100 pour cent. C’est fou, n’est-ce pas ?

Dans Bangkok Joyride, il y a des « rivières » d’images, des « rivières » de gens. C’est presque une symphonie de manifestations, une esthétique de la résistance. Votre manière de filmer, c’était pour vous la seule façon appropriée pour montrer ce mouvement de masse de 2013 et 2014 en Thaïlande ?

Oui, parce qu’il y a tellement de beaux parleurs et de propagandistes qui disent que tout cela n’a jamais existé. Pour cela, je voulais filmer toute la « procession ». Bien sûr, je ne pouvais pas tout filmer, parfois mon iPhone n’avait plus de batterie ou mon bras ne pouvait plus tenir le téléphone. Tout cela se voit à l’écran. Je suis consciente que c’est très difficile pour les spectateurs de regarder toutes ces images, mais je dois lutter contre des menteurs très puissants. Et il n’y a pas d’autre moyen de convaincre les gens que de juste montrer les images.

Pour cela vous conseillez de ne pas regarder les sous-titres de Bangkok Joyride, mais les visages des manifestants qui défilent ?

Oui, les visages sont incroyables. Au début, je n’étais pas très conscient de tout cela. Je voulais « voler » des images plutôt sans visages pour les utiliser dans un futur film de fiction. Après, je me suis plus habituée à la légèreté de l’iPhone. Pour cela les images tanguent un peu au début. Puis, j’ai réalisé : la meilleure façon de filmer avec un iPhone était de trouver le meilleur endroit pour filmer. Parfois, il fallait attendre deux, trois ou cinq heures pour laisser l’histoire venir ! Je ne suis pas allée vers l’histoire, mais l’histoire est venue vers moi.

Pour vous, le concept de « cinéma-vérité » de Jean Rouch est toujours d’actualité ?

Oui, à cent pour cent. Cinéma-vérité signifie pour moi de montrer les choses telles qu’elles sont. D’écouter les images pour savoir comment elles se souhaitent être présentées. De ne rien imposer. Les images vous diront comment les monter. Laisser l’histoire se raconter elle-même. Il faut juste s’assurer que la caméra est au bon moment au bon endroit pour obtenir le meilleur.

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