Dans la sombre URSS, en fin de période stalinienne, l’art non officiel n’avait pas vraiment le droit de parole, encore moins d’accrochage. Erik Boulatov explique : « J’ai fait mes études artistiques à l’école puis à l’université, durant les dernières années de vie de Staline. Il s’agissait des années les plus dures et sombres pour la culture russe. On ne pouvait absolument rien savoir sur l’extérieur, encore moins sur l’art contemporain. Tout était fermé ! Le musée Pouchkine à Moscou avait été transformé en musée des cadeaux offerts à Staline. On ne pouvait même pas voir les collections d’œuvres classiques. » Puis : « Après la mort de Staline, tout un pan de l’art s’est ouvert brusquement à nous. D’un seul coup, il est devenu évident que les expositions officielles d’alors n’avaient rien à voir avec l’art sérieux présenté dans le reste du monde. Beaucoup de jeunes artistes ont compris à ce moment-là qu’ils ne voulaient pas suivre la ligne de l’art officiel, qu’ils voulaient faire autrement. »
Les parents d’Erik Boulatov avaient foi dans le talent de leur fils, ils l’ont poussé vers la filière artistique. On se plaît aussi à croire que le jeune peintre croyait aux contes de fées. En tout cas, c’est comme illustrateur de livres pour enfants qu’il a commencé sa carrière.
Le monde de l’édition en URSS était souvent le seul domaine artistique rémunérateur dans un pays qui n’hésitait parfois pas à se débarrasser de son art contemporain à coups de bulldozer (événement commenté dans Kollektsia !). Pour Erik Boulatov et comme pour beaucoup d’autres à l’époque, l’art, le véritable, se réalisait dans les cuisines des petits appartements soviétiques à la chaleur d’un samovar.
La rude épreuve de l’exil
A Paris, Erik Boulatov, 84 ans, répond à nos question assis sur un tabouret. Il a les mains posées sur son tablier de peintre. Il s’exprime posément avec calme et douceur. Très souvent, son regard plonge (pour se rassurer ou s’entendre confirmer ses dires ?) dans celui de Natacha, sa compagne, qui l’a accompagné presque toute sa vie. Ce regard lumineux semble confirmer ce qu’il illustrait dans les contes de son époque, même si leur histoire n’a rien d’un conte, malgré la fin heureuse. Le couple a connu la rude épreuve de l’exil, la fuite d’un pays incapable d’accueillir une peinture jugée trop moderne.
« On est parti à New York en 1989 et on y a passé un an et demi. Mais Natacha n’a pas du tout aimé New York alors que moi je m’y sentais bien. J’ai eu du succès là-bas. En un an, j’ai gagné suffisamment pour acheter un appartement. C’est un peu par hasard qu’on s’est retrouvés ici, à Paris. Après mon exposition au Centre Georges-Pompidou, j’ai reçu une invitation pour venir pendant un an en résidence à la Cité des arts. Une fois à Paris, Natacha m’a dit qu’elle ne voulait plus partir d’ici ! C’est donc grâce à elle que nous sommes restés. » Et de se sourire l’un l’autre.
« Notre liberté et le sens de notre vie se trouvaient en dehors de l’espace social »
Dans l’exposition Kollektsia !, au centre Georges-Pompidou, Erik Boulatov tire élégamment son épingle du jeu esthétique soviétique de l’époque avec des tableaux qui ont traversé les frontières du goût. Il se sent proche du pop art en soulignant très vite que paradoxalement, pour un mouvement américain, le pop art s'apparente selon lui à un art de la propagande, méthode qu'il connaît bien : « Les artistes du pop art ont montré ce monde de la demi-culture, ce monde du demi-art, ce monde médiatique dans lequel nous vivons. Mais ils l’ont montré comme l’unique réalité de notre quotidien. Dans notre réalité soviétique cette place médiatique était occupée par la propagande et des affiches politiques. Or moi, je savais que ce n’était pas l’unique réalité, qu’elle avait ses limites, et qu’en fait notre liberté et le sens de notre vie se trouvaient en dehors de l’espace social. Pourtant, le fait d’avoir montré ce monde de la demi-culture (que les artistes avant eux évitaient), en faisait mes alliés. Et la deuxième chose qui est très importante pour moi : ils n’avaient pas honte d’eux-mêmes, de ce qu’ils faisaient. Ils parlaient leur propre langue sans essayer de donner à leur message le sens esthétique commun. »
L’atelier d’Erik Boulatov, un petit appartement, se situe au coeur du Paris populaire. La pièce de travail semble singulièrement petite, étroite et très bien rangée. On ne peut s'empêcher de penser au récent documentaire sur le travail de David Lynch. Le film montre le cinéaste s’adonnant à la peinture à flanc de colline de Los Angeles, devant sans doute l’un des paysages les plus cinématographiques au monde. Pourtant sur la toile n’y est apporté bien souvent que du noir. Ici, dans quelques mètres carrés, Erik Boulatov peint des portraits qui sont plus lumineux que des fenêtres ouvertes au soleil, mais aussi des paysages vertigineux traversés de texte qui les rendent inoubliables. Erik Boulatov peint environ deux ou trois tableaux par an.
« L’espace c’est la liberté, alors que la surface c’est la non-liberté, la prison »
Durant l’interview, dernière nous, les tableaux de l’artiste étaient retournés face contre mur. Au fur et à mesure de l’entretien, il nous dévoile avec un délicieux sens de la maîtrise son univers artistique au propre comme au figuré. Erik Boulatov a pris le temps de réfléchir consciencieusement à son travail : « Je me suis d’abord dit qu’une toile se composait de deux parties : la surface et l’espace. C’est le plus important. La surface et l’espace sont deux opposés qui s’excluent mutuellement. C’est le tableau qui les réunit. Tout l’art classique c’était ça : chaque artiste cherchait à réunir ces deux principes en une unité harmonieuse. L’idée que j’ai eue était de ne pas chercher à les réunir mais, au contraire, de les opposer : ainsi ce conflit entre la surface et l’espace devenait le contenu du tableau. J’ai compris que cette opposition me permettrait d’exprimer un problème fondamental : celui de la liberté et de la non-liberté, de façon visuelle.
L’espace c’est la liberté, alors que la surface c’est la non-liberté, la prison. » Il éclaire son propos par un exemple : « Sur un de mes tableaux, il y a deux inscriptions : "L’entrée" et "Pas d’entrée". Il s’agit de l’espace du tableau qui nous invite à entrer alors que sa surface nous en interdit l’entrée. Ces deux principes opposés traduisent ce problème de la liberté et de non-liberté. »
« Ils sortent comment de chez vous les tableaux ? »
« Par la fenêtre ! »
Erik Boulatov continue de s’exprimer dans sa langue natale le russe, mais parfois sourit, avant la traduction. Il comprend mieux le français qu’il ne veut le faire croire. Alors, est-il moderne ou classique ? Selon lui, l’art de notre temps se devrait d’être constitué « comme un arc qu'on tire entre le classique et le moderne. La flèche (l’œuvre) doit atteindre sa cible sans rompre l’arc constitué d’une corde (moderne) et du bois (classique). » Quand on l’interroge sur ses peintres préférés, il cite Anselm Kieffer, mais aussi le photographe Andreas Gursky. Des artistes avec un sérieux sens du volume artistique, comme le travail d’Erik Boulatov qui va même, de par sa liberté, jusqu'à défier l’étroitesse de son atelier. Selon lui, ce qui compte c’est l’image, rien que l’image, il ne fait pas de distinction entre les techniques photographiques ou picturales.
A notre demande, il a finalement concédé à retourner quelques-uns de ses tableaux au dos desquels est souvent inscrite la même dédicace « à Natacha ». En tournant les tableaux, c’est comme s’il ouvrait des portes ou des fenêtres. Autant d’ouvertures colorées, de symboles, de portraits. Sa liberté qu’il a toujours su dessiner même dans les moments les plus sombres. Constatant également l’étroitesse du couloir, on s’est risqué à demander : « mais ils sortent comment de chez vous les tableaux ? » « Par la fenêtre ! », se sont exclamés Natacha et Erik en chœur.