Vladimir Yankilevski se tient debout entouré de ses tableaux dans son atelier parisien qui est aussi son appartement et le lieu où il nous a accueillis. Dans un français au fort accent russe, le Moscovite âgé de 78 ans se raconte.
Il prend le temps, doucement, avec un rythme précis, de dérouler sa vie d’artiste dans le froid de l’art soviétique avec les non-conformistes de l’époque, puis à New York et enfin à Paris. Mais bien souvent il s’arrête, sourit à nos questions qui réclament des éclaircissements : l’URSS, la Russie, le mur, la guerre froide, l’art contemporain à l’Est ou à l’Ouest ? Des éclaircissements qu’il ne parvient pas toujours à donner, alors il sourit et tente de nuancer son propos en soulignant que : c’est bien plus compliqué que cela ! L’écrivain Emmanuel Carrère, dans son roman Limonov décrivant le personnage russe, Edward Limonov, à la trajectoire indéfinissable, a souvent recours lui aussi à cette expression : « c'est plus compliqué que cela. » Soulignant ainsi que rien n’est ni parfaitement blanc ni totalement noir, la vie est faite de plus de nuances… Dans le cas de l’art russe des années 1960 et de Vladimir Yankilevsky en particulier, tout se passe parfois comme dans un carré blanc sur fond blanc de Malevitch, la nuance est ténue...
La flamboyance méconnue de l’art contemporain russe
Le centre George Pompidou, avec Kollektsia, expose le travail de ces artistes russes, bien souvent non-conformistes, des années 1960 aux années 1980. Les salles mettent en avant la flamboyance méconnue de l’art contemporain russe de cette époque. Dans une vidéo diffusée dans une des salles, Vladimir Yankilevski explique ceci : « Malevitch mort, c’était comme un trou noir duquel nous essayions de nous extirper. »
Kasimir Malevitch est connu comme l’auteur du premier monochrome de la peinture contemporaine réalisé en 1918. Le fameux carré blanc sur fond blanc, les débuts de l’abstraction, une époque où l’art contemporain russe avait des ambitions internationales et relevait les défis, s’engageait sur des voies inédites, engageait la conversation avec le monde de l’art contemporain. Puis, le régime politique ayant changé, plus rien ? Ce fut plus nuancé que cela, plus compliqué encore une fois, et c’est la force de Kollektsia et du travail de ces non-conformistes qui ont continué à dialoguer et à peindre malgré tout !
« Mon père était un artiste, tout comme mon oncle. Enfant, j’ai très peu vu mon père qui était mobilisé. Je l’ai revu après la guerre. » Vladimir Yankilevsky s’est longtemps rattaché à un métier dans l’édition pour survivre dans les années 60 soviétiques. Son style, déjà très marqué, était pourtant difficilement transposable : « on ne voulait pas de mes dessins dans les revues pour enfants ou autres, alors j’ai travaillé essentiellement dans le domaine de la science fiction. »
Mais c’est seul dans son atelier à Moscou qu’il s’exprimait librement avec des dessins, puis des triptyques… « Je travaillais dans la chambre de ma fille. Mon premier véritable atelier ? C’était un sous-sol sans fenêtre ! Car je n’étais pas membre de l’union des artistes officiels, j’ai refusé, c’était impossible, j’ai essayé, mais non, j’étais non-conformiste, je n’avais pas de liaison avec l’art officiel. J’étais toujours seul, seul, seul, c’est normal. »
« Les années 60, les non-conformistes, c’est une génération à part ! »
Vladimir Yankilevsky a un réel sens de la démesure dans la réalisation de certaines de ces œuvres qui font de plus de dix mètres parfois, mais elles sont imprégnées aussi d’une austérité non feinte. Être artiste dans l’URSS de l’époque, n’était-ce pas d’ailleurs la gageure d’incarner le calme dans l’œil du cyclone ? L'exposition du centre George Pompidou n’aurait pu se faire sans le remarquable don de Vladimir Potanine, oligarque milliardaire, une des plus grosses fortunes de la Russie actuelle (quelle ironie et cela nous rappelle que : « c'est plus compliqué que cela »).
Une partie de l’exposition met en avant un fait artistique inédit de l’époque soviétique : l’exposition bulldozer. En 1974, un collectif d’artistes avait décidé d’exposer leurs œuvres près du parc Belyayevo à Moscou. Mais les dirigeants de la ville ont envoyé des bulldozers qui ont écrasé et finalement détruit les œuvres exposées. C’est donc à coup de bulldozers que le régime soviétique jugeait les œuvres soit trop contemporaines ou trop décadentes.
Le scandale ? L’autorité ? Vladimir Yankilevsky semble n’en avoir cure. Ce qui comptait pour lui c’était peindre. Seul, souvent seul… De toute façon, sourit-il, « mes œuvres étaient déjà dans la collection de Beaubourg depuis des années, elles ressortent à ce moment. » Et il s’agace un peu : « Et puis dire que Kollektsia est une exposition d’artistes non-conformistes, ce n’est pas correct ! Dans cette exposition il y a trois générations d’artistes. Les années 1960, tout était contrôlé par le régime, là, c’était très dur, sans atelier, sans aide de l’État, c’était vraiment non-conformiste ! » Il ajoute : « Les années 1960, les non-conformistes, c’est une génération à part ! Car après cela, c’est autre chose, absolument autre chose avec les générations des années 1970 et 1980. »
Les toiles sortent des cartons, il nous montre son travail, celui d’une vie. Des impressions, des reproductions sont aussi dans des tiroirs. Sa vie est là autour de lui et Vladimir Yankilevsky semble toujours pétri de cette URSS qui ne connaissait pas l’Ouest. « Avant on ne pouvait visiter l’Ouest ! » alors il y avait la collection Chtchoukine au musée Pouchkine. « J’y ai vu mes premiers Picasso, Matisse ou Van Gogh ! » Cette collection remarquable est en ce moment également visible à Paris, à la Fondation Vuitton.
« Pas Jeff Koons, surtout pas ! »
« Mais Warhol, c’est autre chose, une autre époque ! » explique Vladimir Yankilevsky qui abhorre les artistes russes qui ont copié le pop-art. Il adore en revanche Francis Bacon, Anselm Kiefer, mais sourit en disant : « mais pas Jeff Koons, surtout pas ! » Le travail de Robert Rauschenberg pourrait être comparé à celui de Vladimir Yankilevsky pour certaines œuvres, mais il fait la grimace quand on le mentionne, décidément…
Néanmoins Kollektsia témoigne d’un curieux dialogue entre ces artistes contemporains russes et leurs comparses de l’autre côté du mur. Leur audace artistique est comparable et elle est pétrie d’humour avec notamment ce : Hello Andy écrit sur un tableau représentant une boîte de bortsch, de la soupe russe, qui s'avère être un hilarant clin d’œil à la soupe Campbell immortalisée par le facétieux Andy Warhol. Ou ce paquet de cigarettes siglé Malevitch à la place de Marlboro. L'avant-garde russe n’avait donc rien à envier aux autres et le monde de l’art ne le savait pas vraiment…
« Là : la vie et là : la mort »
Le travail de Vladimir Yankilevsky se caractérise par d’immenses triptyques conceptuels. Il explique : « Il y a deux principes, le féminin et le masculin. Au milieu, c’est l’espace éternel, l’universel, le dialogue. » Devant un triptyque qui nous évoque un peu le travail de Magritte (encore une grimace de Vladimir Yankilevsky qui nous explique en maugréant n’avoir pas connu les œuvres de l’artiste belge à l’époque) il explique : « c’est un autoportrait dédié à mon père : il y a là : la vie et là : la mort. » Et ? Le temps s’arrête, Vladimir Yankilevsky semble ne plus trop vouloir s’expliquer. Le silence est presque palpable dans la pièce comme sur la toile.
Vladimir Yankilevsky nous a longuement parlé de son rapport aux collectionneurs, c’est ce qui le touche le plus. C’est aussi grâce à cette reconnaissance qu’il a pu partir à New York, mais aussi s’installer à Paris. Ce sont ces gens qui aiment et investissent dans les œuvres des artistes qui lui ont permis de travailler. Puis il explique son rapport à l’art et son inscription dans la société : « L’art doit être transparent pour le temps, il doit être vivant toujours, et ne doit pas coller à son époque. » Il cite cette exposition à Londres en 2000 qui était la copie conforme du pavillon des arts à Paris en 1900. « Tous les noms exposés à l’époque (1900) reconnus officiellement donc, tous ces artistes ont disparu ! » Les non-conformistes de l’époque étaient sûrement exposés ailleurs, à l’abri des bulldozers de l’époque.
Partir voulait dire ne plus jamais revenir
À la fin de l’interview, autour d’une table avec du thé et des pâtisseries préparées par sa femme Rimma, le couple décrit leurs lourdes périodes de doutes dans les années 1970. Cette possibilité qu’ils eussent en tant que juifs de partir, mais en sachant que partir à ce moment-là de leur vie voulait dire ne plus jamais revenir, ne plus jamais revoir leur entourage. Ils ont fait le choix d’attendre, avant de faire le grand saut. La première étape fut New York, mais une offre française les a fait s’attacher à Paris. Ils sont là, maintenant, entourés de tableaux, du thé et des gâteaux non loin...