C’est dans un courrier adressé à Alphonse Chave, son collectionneur, que le peintre russe Eugen Gabritschevsky en 1962 décrivait au mieux son travail : « Vous avez raison, je peins des horizons visionnaires et des théâtres fantastiques. Parfois, cela devient, comme vous le dites, un art irréel, une abstraction surréaliste. »
Des tests Rorschach grandeur nature
Fou, Eugen Gabritschevsky a peint durant son internement en hôpital psychiatrique. Fou, certes, mais pas inquiétant comme un Henry Darger, autre artiste outsider avec lequel le malaise peut surgir à tout moment. Il se dégage plutôt des œuvres d’Eugen Gabritschevsky une étrange douceur. Les lumières sont éblouissantes et on sourit facilement devant les différents personnages drolatiques qui ponctuent les dessins. Eugen Gabritschevsky est d’ailleurs quasi pointilliste dans le détail de ses rêves ou souvenirs.
Il peint également d’étonnants paysages à la limite de l’estampe japonaise : « il était particulièrement fasciné par les couchers et les levers de soleil, la formation des nuages et spécialement par les orages qu’il aimait si passionnément. » L’orage semble en effet gronder dans son cerveau et le résultat prend parfois les allures ombrageuses et poétiques du film Fantasia de Walt Disney, mais aussi les univers très sombres décrits par HP Lovecraft, voire d’anticipation comme ceux de Moebius ou Druillet. Comme on joue à interpréter la forme des nuages, Eugen Gabritschevsky effectue des tests Rorschach grandeur nature. A nous d’apprendre à le lire…
Une lettre du frère de l’artiste envoyée à Jean Dubuffet
C’est l’occasion qu’offre le musée La Maison Rouge à Paris. Cette redécouverte (une exposition a lieu conjointement à la galerie Chave à Vence dans le sud de la France) du fantastique travail du peintre russe Eugen Gabritschevsky ne peut absolument pas être séparée du contexte historique fou qui a fait le terreau de l’improbable travail du peintre. Russe, issu d’une famille aisée, cultivé voire brillant, le biologiste a perdu la tête au début du 20e siècle secoué par des tempêtes guerrières, politiques et sociales.
A croire que c’est le battement du monde qui a définitivement déstabilisé l’homme sain ne trouvant alors qu’un unique refuge stable : l’art. Exilé en 1929, protégé mais aussi enfermé dans un institut psychiatrique allemand, le peintre russe a pu donner la pleine mesure à ses visions, avec des aquarelles et des dessins. Il aura fallu ensuite une lettre de George, le frère de l’artiste, envoyée à Jean Dubuffet pour qu’Alphonse Chave et son fils Pierre prennent possession, mais aussi protègent et mettent en avant cette collection hors-norme.
En son l'histoire racontée par Pierre Chave qui a rencontré Eugen Gabritschevsky ▼
« Son œuvre est un témoignage de sa solitude »
Pierre Chave raconte : « La collection arrivée à Vence, Jean Dubuffet, mon père et moi-même avons été émerveillés de cette qualité, de cette diversité, mais aussi de la façon avec laquelle cet Eugen avait pu survivre à tous les drames de la guerre, de la pénurie, de la claustrophobie dans laquelle on l’a plongés. » Selon Pierre Chave : « Son œuvre est un retour sur sa jeunesse. Il y a beaucoup de mélancolie, de traces de son passé, des théâtres qu’il a fréquentés ou des paysages lointains qu’il admirait. Son œuvre est un témoignage de sa solitude… »
Un nouveau monde dans ses centaines de dessins
« D'ordinaire, il ne reste plus grand chose quand un individu est atteint de schizophrénie. Cette situation est bien différente quand il s'agit d'une personnalité au-dessus de la moyenne » affirmait avec admiration le frère d’Eugen, son fidèle défenseur. Visionnaire, ce scientifique de carrière est pétri de talent. Son travail est tout bonnement fantastique au sens propre comme au figuré. Des bestiaires d’animaux curieux côtoient des planches sur lesquelles il semble chercher à inventer une nouvelle grammaire pour écrire, voire de nouveaux êtres, tout cela avec une sidérante inventivité joyeuse. Créateur jusqu’au bout, reniant le monde dans sa schizophrénie, il en a créé un nouveau dans ses centaines de dessins.
« Eugen Gabritschevsky, c’est un inclassable ! »
Selon Pierre Chave : « Eugen Gabritschevsky ne se pensait pas comme un artiste, mais était très fier d’avoir réalisé ses œuvres. Faire sortir son œuvre et la faire connaitre c’était aussi se donner une raison de continuer de vivre dans cet enfer d’une vie coupée du monde. » Mais il faut bien comprendre qu’Eugen Gabritschevsky est un artiste inclassable. Jean Dubuffet n’a jamais pu le faire rentrer dans sa catégorie art brut. En effet, explique Pierre Chave : « Eugen Gabritschevsky n’est ni autodidacte, ni instinctif (ce qui caractérise les artistes du courant Art Brut), mais au contraire extrêmement cultivé. C’est un inclassable ! » Au moment où l’art brut revient en force dans l’univers artistique contemporain, Pierre Chave rappelle en souriant : « À Paris, à l’époque, Eugen Gabritschevsky n’a eu aucun succès ! Le collectionneur Daniel Cordier s’en amusait en soulignant qu’il n’avait jamais rien vendu de cet artiste ! »
L'art brut expliqué par Pierre Chave ▼