La restitution du Mbumba, « un grand événement »
Elle a les yeux et la bouche grands ouverts. Une tête mystérieuse. Une statuette magnifique. Dans les années 1950, ce Mbumba au long cou du peuple Tsogho du Gabon faisait partie des collections du Musée du Trocadéro, et puis il a été volé. Le 7 septembre, à l’occasion d’une sublime exposition sur l’art des Tsogho à la galerie Bernard Dulon, il a été officiellement restitué par un collectionneur européen aux collections nationales, en présence de toute la direction du musée du Quai Branly. Pour son président, Stéphane Martin, ce fut « un grand événement ».
L’avocat bruxellois Yves-Bernard Debie avait accompagné la restitution. Il révèle que « c’est assez rare qu’une œuvre soit restituée au musée, parce qu’il faut d’abord que l’œuvre soit identifiée. Ensuite il faut que le client fasse la démarche. » Mais « la restitution était assez rapide, parce que le musée a vraiment un regard bienveillant. Du moment où l’œuvre est identifiée, on prend contact avec le quai Branly et ils acceptent la restitution d’une manière très simple. »
La question sensible de la restitution des œuvres « pillées »
Ce dénouement heureux fait rêver le Bénin. Le 27 juillet, le pays ouest-africain a officiellement demandé à la France la restitution des œuvres « pillées » pendant la colonisation. Une première pour une ancienne colonie française. Mais, selon Yves-Bernard Debie, l’avocat spécialisé en droit du commerce de l’art, la demande béninoise aura du mal à aboutir, malgré toutes les ressemblances avec la restitution de la statuette Mbumba.
« Ce sont des choses qui n’ont strictement rien à voir. D’un côté, on est dans un cadre franco-français d’une œuvre appartenant à un musée de France, protégé par le code du patrimoine français, le Code L. 451-5 qui dispose du fait que c’est inaliénable. Donc la restitution est logique et automatique. Dans le cas d’une restitution demandée par un pays tiers, cela ne va pas se faire sur la base de lois nationales du pays source qui sont inapplicables en France, mais seulement sur la base de conventions internationales, par exemple la convention de l’Unesco du 14 novembre 1970 relative à la protection des biens culturels, mais dont les critères sont extrêmement difficiles. Donc les demandes de restitutions de pays sources n’ont pratiquement aucune chance d’aboutir. »
Le musée du Quai Branly n’a « jamais eu de demande »
Depuis l’annonce fracassante émise par le Bénin le 27 juillet, les rumeurs vont bon train. Certains parlent d’une liste de cinq mille œuvres, d’autres évoquent une quarantaine de pièces dérobées lors de la conquête coloniale en 1892 par le général Dodds. Des œuvres entrées d’abord dans les collections du musée du Trocadéro pour se retrouver aujourd’hui pour la plupart au musée du Quai Branly.
Est-ce que la demande de restitution est au moins bien arrivée au musée du Quai Branly ? « Non, je n’ai jamais eu de demande, répond son président Stéphane Martin six semaines après la demande béninoise. Il y a eu une communication au Conseil des ministres [du Bénin] - que j’ai lu comme vous dans le journal - mais, à ma connaissance, il n’y a pas eu de demande. De toute façon, si elle était arrivée, elle ne serait pas arrivée chez moi, parce que ce n’est pas de ma compétence. (…) Ce sont des choses qui relèvent du Parlement, de l’État. Les musées, nous sommes les gardiens d’un patrimoine public. Donc nous n’avons aucune compétence de restitution. »
Bénin - France : « La démarche est engagée, les modalités restent à convenir »
En effet, le Bénin a pris son temps pour formaliser sa demande. Aujourd’hui, en dehors du gouvernement béninois personne ne semble connaître son contenu ni la liste des œuvres demandées. Mais, jointe par RFI.FR, le 9 septembre, par téléphone, Jules-Armand Aniambossou, l’ambassadeur du Bénin à Paris a confirmé qu’il y a bien une lettre qui a été envoyée : « « Il y a une semaine, une demande formalisée a été transmise de la part du ministre des Affaires étrangères béninois à son homologue français », avant de préciser : « La démarche est engagée, les modalités restent à convenir. »
Entretemps, au Parcours du monde, les affaires continuent sous un ciel bleu parisien. En revanche, cette année, on ne trouve pas d’œuvres béninoises dans les galeries du quartier de Saint-Germain-des-Près ? Pure coïncidence ou y a-t-il des marchands qui hésitent désormais de vendre des œuvres béninoises ? « Non, pas du tout. Les gens ne sont pas fixés, parce que le Bénin a réclamé des pièces », rassure Pierre Moos, l’organisateur du Parcours des mondes où les contrôles sont devenus de plus en plus stricts : « Il y a quinze ans, lors des premières éditions du Parcours des Mondes, il fallait renvoyer 50 ou 60 pièces douteuses, cette année on a retiré seulement trois pièces avant le début du salon ».
« Cela va rendre le métier du galeriste de plus en plus difficile »
Le galeriste Serge Schoffel montre cette année l’un des plus beaux masques Igbo Mwo du Nigeria. Face à la démarche du Bénin, le réputé marchand des arts premiers reste sceptique : « Cela va rendre le métier de plus en plus difficile. Je pense que c’est une mauvaise idée. Sans notre générosité et notre passion, la grande majorité des œuvres d’art que nous défendons aujourd’hui aurait disparu. »
Quant à Alain Dufour, galeriste en art africain depuis 1974, il « ne voi(t) pas quelle implication cela peut avoir auprès des marchands. Le Bénin revendique des objets qui ont été enlevés au moment de la défaite du roi Béhanzin. Ce sont des circonstances historiques exceptionnelles. Les objets qui sont sortis pendant la période coloniale et même plus récemment après l’indépendance ont été acquis légalement auprès d’antiquaires africains. »
Christie’s ne vend pas des objets du Bénin
De près ou de loin, tout le monde se sent concerné par la question. D’autant plus que les prix pour l’art africain s’envolent. En juin 2015, Christie’s avait réalisé à Paris un résultat record dans le domaine de l’art premier avec 11,5 millions d’euros, dont 5,47 millions d’euros pour un reliquaire gabonais. L’initiative inédite du Bénin d’exiger officiellement la restitution d’œuvres va-t-elle avoir des répercussions sur le marché de l’art ? Question à Bruno Claessens, directeur du département Afrique et Océanie chez Christie’s en Europe : « Je suis très content de cette annonce. Cela veut dire qu’il y a un intérêt au Bénin pour leur patrimoine. C’est un bon signe. (…) Dans le marché actuel, je peux vous confier que Christie’s ne vend pas des objets du Bénin. Comme on ne vend pas de terres cuites du Mali ou du Nigéria, parce que la majorité a quitté l’Afrique d’une manière illégale. »
Après une vingtaine de galeries visitées, il y a finalement quand même une sculpture d’origine béninoise qui pointe son nez au Salon international des arts premiers : une sculpture insolite de l’ethnie Fon présentée à la galerie Olivier Larroque, un fétiche entièrement couvert de cadenas de différentes époques, des années 1930 aux 1960. Par rapport à la décision du gouvernement béninois, Larroque « trouve que c’est plutôt intéressant que certains objets reviennent dans le pays et soient vus dans le pays même, dans la mesure où l’on a des mesures de sécurité suffisantes. »
« Il faut que ça retourne d’où ça vient »
Abla Lecomte présente cette année avec son mari Alain une exposition splendide sur l’art du Bakongo. La pièce maitresse : Doodo-Kamba, des douzaines de couteaux plantés dans un fétiche en bois à 300 000 euros. N’ayez crainte : chaque coup de couteau représente une charge purement prophylactique. Certains diraient une belle métaphore pour la demande de restitution des œuvres « pillées ». Abla Lecomte :
« Je suis d’origine togolaise. Moi, je veux d’abord parler en tant qu’Africaine. Je pense que cette initiative du Bénin est une bonne chose. Je ne pense pas que cela va causer un problème sur le marché de l’art africain traditionnel. Il faut qu’on fasse tout un travail au niveau de la culture pour cette nouvelle génération en Afrique. Et où est-ce qu’on va trouver les objets ? Comment certains objets sont-ils partis du continent africain ? Si on sait que ces objets sont partis de telle façon, il faut que ça retourne d’où ça vient. Parce qu’un pays qui n’a pas de culture, pour moi, c’est un peuple qui n’existe pas. Il faut absolument aujourd’hui que les jeunes en Afrique connaissent leur culture. Ainsi, on aura moins de complexes envers l’Europe et tout l’Occident en général. Un pays comme l’Angola a énormément de musées. C’est formidable. Ils font un bon boulot. À mon avis, tous les autres pays doivent les suivre. »
« Pourquoi pas une succursale du musée du Quai Branly en Afrique ? »
Le galeriste Didier Claes est venu à Paris avec une sublime collection de sculptures de l’ethnie des Songye du Congo. Comme une de ses statues phares avec sa patine qui « transpire », il n’hésite pas à se mouiller sa chemise pour soutenir la démarche du Bénin : « Je salue la demande du président béninois Patrice Talon. On parle souvent des biens mal acquis par des Africains, on peut parler des biens mal acquis par des Européens. 99 % du patrimoine artistique de l’Afrique se retrouvent aujourd’hui en dehors de son territoire, ça pose une question. »
Pour l’un des plus influents marchands d’art africain à Bruxelles, le problème n’est même pas de discuter sur la question « pillage culturel » ou pas. « C’est comme si on discutait sur l’esclavage. On sait qu’il a eu lieu. La solution ne passe pas forcément par le rapatriement de 5 000 pièces du musée, mais par une entente, par l’élaboration des idées, et on en a beaucoup. On peut penser à la construction d’un musée, pourquoi pas une succursale du musée du Quai Branly dans un de ces pays en Afrique ? Je suis sûr que les moyens se trouveront. Aujourd’hui, l’art est un moyen de communication politique incroyable. On l’a vu avec la Chine. La Chine étant un partenaire incontournable des pays européens, ils n’ont pas le choix. On l’a vu en France, avec le rapatriement de deux pièces en bronze de la collection Pierre Bergé, on l’a vu avec certaines pièces du musée Guimet, la Chine a toujours eu raison. »
► Écouter aussi : Appels sur l’actualité, rfi, 17/8/2016, émission dédiée à la question de la restitution des œuvres.
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► Lire aussi : Musée du quai Branly-Jacques Chirac : les dix ans de la collection Afrique, rfi 24/6/2016
► Parcours des mondes, salon international des arts premiers et arts asiatiques, jusqu’au 11 septembre dans le quartier Saint-Germain-des-Prés, Paris (certaines expositions mentionnées restent ouvertes jusqu’à fin septembre).