Dans le quartier bruxellois du Sablon, la saison de chasse aux œuvres d’art est ouverte ! Pendant cinq jours, des galeries venues de l’Europe, mais aussi des Etats-Unis et de la Chine présentent leurs trésors, découverts aux quatre coins du monde : de la pipe japonaise du XVIIe siècle en passant par une déesse népalaise du VIIIe siècle, jusqu'à une figurine de l'Égypte antique, vieille de 6 000 ans.
Mais Cultures s'impose surtout avec les arts premiers africains, dont la Belgique cultive la passion depuis l'époque coloniale. Avec une offre incroyablement riche, Cultures remet Bruxelles sur le devant du marché de l’art africain : d’une figure mbembe du Cameroun en passant par un masque dan du Liberia jusqu’au sceptre dogon du Mali ou un pendentif ikoko du Congo, des œuvres précieuses nous font voyager à travers des siècles et des régions africaines.
La grande statuaire Lobi à l’Ancienne Nonciature
Le galeriste Yannik Van Ruysevelt explore une époque relativement récente du nord du Congo, avec des pièces très colorées et graphiquement impressionnantes de la moitié du XXe siècle. La galerie Serge Schoffel présente dans l’espace de l’Ancienne Nonciature la première grande exposition sur la grande statuaire Lobi : Les Bois qui murmurent. Créées au confluent du Burkina Faso, du Ghana et de la Côté d'Ivoire, ces grandes statues en bois ont été longtemps considérées comme un genre mineur de l'art africain. « C’est une première mondiale, affirme le commissaire Serge Schoffel. L’icône de l’exposition est un peu l’archétype du chef d’œuvre de l’art lobi. Elle a été vendue en 2007 pour 125 000 dollars, mais c’est une pièce qui n’a plus de prix, tellement elle est rare et représentative pour la culture lobi. »
« Une deuxième vie, mais pas la vraie vie »
Le couple de collectionneurs François et Marie Christiaens est à l’origine de l’exposition. Leur passion les a menés à la contradiction d’être à la fois fiers de contribuer à une vraie reconnaissance de cet art jusqu’ici méconnu, et de faire exactement le contraire de ce que les Lobi avaient juré.
« Par le ’serment de la bouche’, ils se sont interdit tout rapport aux Blancs, aux missionnaires, aux chrétiens, explique François Christiaens. Ils étaient très rebelles. Cela les a protégés d’une certaine manière et leur art a été découvert très tard. Oui, il y a une contradiction complète de l’exposer, parce que les Lobi n’avaient pas du tout envie d’être montrés. Cela me pose quand même des problèmes. On donne une deuxième vie aux œuvres, mais cela n’est pas leur vraie vie. » Pour réconcilier la passion et la raison, François Christiaens se montre même prêt à rendre les pièces « s’ils savent les garder », parce qu’« aujourd’hui, si on les rend, on va les retrouver le lendemain sur le marché de Bruxelles ».
uant à Marie Christiaens, elle assure d’avoir reçu la bénédiction du roi des Gans : « Il y a une petite ethnie chez les Lobi, les Gans, c’est la seule petite royauté. Et le roi des Gans nous a dit : ’’merci, vous sauvez les pièces qu’on ne peut pas conserver sur place. Montrez-les, ne les laissez pas enfermés dans des armoires. C’est notre patrimoine. »
Hopi ou pas Hopi ?
Entretemps, de plus en plus de tribus exigent le retour de leur patrimoine. À l’image de la polémique autour des masques hopi vendus au mois de mai à Paris, malgré la vive protestation de certains descendants des tribus. À Bruxelles, chez les marchands d’art de Cultures, la question sur un éventuel retour d'œuvres considérées sacrées provoque des réponses très variées.
« Je comprends ce débat, mais je le trouve un peu stérile, avance Pierre Loos, marchand d’art africain et fondateur de la Foire pour des arts non européens Bruneaf dans les années 1980. Cela signifie de nouveau remettre des frontières. Ce qui compte, c’est que ces objets soient visibles, qu’ils fassent partie du patrimoine du monde, qu’ils soient préservés par des gens qui les ont protégés des pillards. Une fois que tout le travail a été fait, c’est facile de venir dire : ’’Non, c’est à nous. On veut les récupérer.’’ Alors, il faut vider tous les musées du monde… »
Pas de polémiques en Espagne
Angel Martin, marchand d’art africain basé à Madrid, vend une magnifique tête de Janus, une sculpture magique du IIe siècle, issue de la civilisation des Katsina du nord du Nigeria, pour un montant à cinq chiffres. Il comprend le débat autour des objets sacrés considérés inaliénables par certaines tribus, mais ne se sent pas concerné : « L’Espagne est un pays éloigné de l’Afrique au niveau historique et culturel. Nous n’avons pas de polémiques, ni avec l’Afrique ni avec l’Amérique latine, malgré le fait que nous étions la métropole des pays américains. Nous sommes un peu à l’écart de ces polémiques, parce que l’Espagne n’est pas un marché important. Ces polémiques se déroulent là où ces pièces sont vendues. »
Marc Leo Felix est le fondateur et directeur du Congo Basin Art History Research Center et vient d’ouvrir en mai au Guangdong Museum of Art en Chine une exposition sur des masques congolais avec déjà 320 000 visiteurs enregistrés. À Bruxelles, il présente pour 18 000 euros un masque royal congolais du XIXe siècle doté de perles vénitiennes. Quant à la polémique sur les masques hopi, il répond : « Je ne comprends pas du tout ce débat. Ces masques n’ont pas été volés. Ils ont été vendus par les ancêtres des gens qui aujourd’hui les réclament en retour. C’est un peu partout la même chose : ils veulent récupérer gratuitement des choses qu’ils ont vendues dans le temps. »
L’Amérique latine est devenue sensible
Martin Doustar de la galerie Ancient &Tribal Art a récemment ouvert une galerie à Bruxelles. Pour Cultures, il présente pour 25 000 euros un très rare cimier anthropomorphe avec deux têtes, en provenance du Cameroun. « Dans les régions qui m’intéressent, il y a beaucoup moins de problèmes liés au retour des objets. Pour l’instant, l’Afrique et l’Océanie sont préservées à ce niveau-là. L’Amérique du Nord est plus complexe. Et l’Amérique latine, avec des objets précolombiens, est également devenue assez sensible. »
Didier Claes, galeriste pour les arts premiers d’Afrique noire et actuel président du Bruneaf qui vient aussi d’intégrer Cultures (« l’union fait la force »), est fier de sa statue songye, une sculpture magico-religieuse du Congo, restée à l’état d’origine : « La corne au-dessus de la tête renferme toujours les pouvoirs magiques pour protéger les peuplades des mauvais esprits. » Pour Claes, après la polémique autour de la vente des masques hopi à Paris, il y a « un vrai débat à avoir. Néanmoins, on ne peut, à aucun moment, imaginer que les pièces, parce qu’elles viendraient d’Afrique, doivent absolument avoir leur destinée en Afrique. D’abord, il nous faut des musées pour que l’art africain puisse être vu en Afrique. Mais, il ne faut pas oublier que les Africains eux-mêmes ont le droit de pouvoir contempler leurs œuvres. C’est quand même leur culture, leur civilisation. On ne peut pas demander à toute l’Afrique de se déplacer en Europe pour avoir accès à leur culture. Il s’agit d’abord d’une volonté politique qui doit venir de l’Afrique et elle est déjà en train de débuter. Le débat est ouvert. »
« Cultures » : Des arts premiers aux arts primordiaux
Les questions de plus en plus pressantes autour du sujet représentent aussi le signe extérieur d'une évolution intérieure profonde. La perception des arts premiers n'arrête pas de changer: des arts primitifs en passant par l'art tribal, l'art africain ou non européen, l'appellation n'arrête pas de changer. « Les arts que nous traitons, ce sont des arts primordiaux, ceux qui sont à l’origine de tout. C’est pour cela que j’ai toujours employé ce mot-là », explique Pierre Loos. Pour cela, le titre Cultures est un excellent choix, même si derrière le titre rôde aussi un combat sans merci pour conquérir une position dominante sur le marché des arts premiers : « C’est quand même nous qui avons inventé le concept, s’offusque Pierre Loos, puisque j’ai été le fondateur et le président de Bruneaf qui a créé cet événement, il y a 30 ans, et qui a donné lieu aux copies françaises et américaines. Nous, on ne dispute la place à personne puisque nous sommes les premiers. Maintenant, il y a des attitudes agressives du côté du Parcours des mondes. Cela devient une sorte de guerre de pouvoir. Je trouve cela dommage et idiot. »
► Cultures, The World Arts Fair, du 8 au 12 juin à Bruxelles, Belgique.