RFI : Née en 1981 à Polokwane, vous avez vécu l’apartheid dont vous parlez dans votre exposition Feelings.
Dineo Seshee Bopape : Oui. J’ai plein de souvenirs dans ma tête. Là où nous avons vécu, l’apartheid était une partie structurante de notre vie quotidienne, par exemple quand nous avons fait des courses, c’était presque une chose banale. Il y avait aussi une violence quotidienne. Je me souviens aussi d’avoir souvent changé d’école. Quand Mandela a été libéré en 1990, les écoles privées des Blancs ont ouvert leurs portes. Et les enfants des deux côtés emportaient à l'école leurs idées reçues sur les autres. Il y avait beaucoup de tensions. Même aujourd’hui, il y a encore beaucoup de choses à faire, parce que l’architecture de l’apartheid existe encore, même si les figures politiques ont changé.
Quels sont vos sentiments quand vous entendez aujourd’hui le mot « apartheid » ?
Là, en ce moment, je ne sens rien de tout. Je suis plutôt en train de penser que cela continue. Il y a aussi une sorte de frustration que cet évènement historique ne s’est pas arrêté et a laissé des traces. Et ces traces n’ont pas été discutées ou effacées. Parfois je sens aussi une sorte d’impatience, parce qu’il faut tellement de temps pour que des choses changent. De l’autre côté, il y a aussi beaucoup de choses qui se passent. Par exemple le mouvement protestataire Rhodes Must Fall (en 2015, la statue coloniale de Cecil John Rhodes qui se trouvait à l’entrée de l’université du Cap a été déboulonnée après les protestations des étudiants qui exigeaient aussi une « décolonisation » de l’université). Vingt ans après la fin de l’apartheid, il y a encore des statues de l’époque coloniale. Que faire avec une histoire qui reste toujours très dramatique et palpable dans la vie quotidienne ?
Quel sentiment vous a emmené vers les arts visuels ?
Chez moi, le point de départ était une incapacité de m’exprimer à travers des mots. Encore aujourd’hui, j’ai souvent du mal à trouver les bons mots pour décrire des choses, pour raconter une histoire ou de partager mon histoire avec d’autres. Grâce aux arts visuels, je peux mieux exprimer.
A quel moment avez-vous décidé de faire de l’art ?
J’ai décidé d’être une artiste en 2000 et j’ai commencé à étudier en 2001. Pour y arriver, je faisais beaucoup de dessins et j’ai beaucoup réfléchi sur la question : qui suis-je ? C’était un long processus d’introspection avant de décider d’étudier la sculpture.
Quelle était la première œuvre que vous avez exposée ?
Ma première grande exposition était en 2005 à Durban. C’était une installation sur les secrets, le passé et le présent, sur la présence permanente du passé. C’était aussi une interrogation sur l’histoire de l’Afrique du Sud et mon histoire personnelle.
Pourquoi votre exposition Untitled (of occult instability) [Feelings] commence-t-elle avec une vidéo de Nina Simone lors du Montreux Festival Jazz en 1976 quand elle avait interrompu son interprétation de la chanson « Feelings », submergée par les émotions et la colère ?
Nina Simone était une personnalité incroyable : une chanteuse, une militante. Quand j’ai écouté pour la première fois cette chanson, j’étais tellement interloquée, presque choquée, [tellement] elle était honnête, elle s’est mise à nue. Ou quand elle interrompt son interprétation de Feelings pour s’adresser au public avec ces mots: « Je ne peux pas croire aux conditions qui ont créé une situation qui exigeait une chanson comme celle-là. » Elle fait une réflexion sur un état où l’on est saturé de sentiments. Une autre référence dans mon travail, ce sont les écrits de Frantz Fanon [1925-1961, le psychiatre révolutionnaire Frantz Fanon étudia la psyché des peuples colonisés ainsi que la violence immanente à cette forme de domination, ndlr] sur la folie, sur le « déséquilibre occulte » et son allusion sur l’occupation de l’Algérie par la France. Il a étudié comment les colonisés ont mentalement vécu la colonisation.
Que se cache-t-il derrière cet éboulement de gravats, ce champ de destructions montré dans l’exposition ?
J’ai beaucoup pensé à des structures qui s’effondrent. Un peu comme la statue de Cecil John Rhodes a été déboulonnée. Parfois on voit les choses plus grandes comme elles sont en réalité. Parfois, on les touche un peu et elles s’écroulent. En revanche, parfois la représentation du pouvoir disparaît, mais la structure du pouvoir se maintient quand même. Dans l’exposition, je montre une fuite d’eau. Goutte par goutte, elle remplira un seau et à la fin, elle serait capable d’inonder toute la pièce… Autrement dit : une institution peut être ébranlée par de simples gouttes d’eau. Et si on accumule trop d’émotions, on risque de craquer à la fin.