« Nos contemporains sont incessamment travaillés par deux passions ennemies : ils sentent le besoin d'être conduits et l'envie de rester libres ».
S'il fallait une preuve de la pertinence de Tocqueville, cette phrase pourrait suffire. Pourquoi est-il si actuel ? Pour une raison simple : « Il a accepté en pleine conscience d'entrer dans la modernité », nous dit Brigitte Krulic, normalienne, professeur des universités à Paris-Ouest Nanterre. Cette intellectuelle brillante, vive et sympathique a beaucoup travaillé sur l'idée démocratique et la formation des identités nationales.
Son livre dense, qui se lit comme un roman (publié chez Folio), fait un point très complet sur l'auteur de De la démocratie en Amérique.
L'histoire
Fils de famille, rejeton de la noblesse, Tocqueville a, dans sa jeunesse, redouté de s'ennuyer. Formé au droit, juge auditeur à Versailles à l'âge de 22 ans, il s'est très vite senti à l'étroit dans l'univers compassé de la magistrature, après avoir soutenu ses deux thèses en français et en latin et voyagé avec son frère Edouard, en Italie. Premier d'une série de voyages déterminants pour lui. Il « craint en effet de s'enliser dans la routine du tribunal et de devenir, à l'instar de la plupart de ses collègues, " une machine à droit " incapable d'élaborer une réflexion de portée générale », explique Brigitte Krulic.
Alors, avec l'un des substituts du tribunal, Gustave de Beaumont, qui deviendra un ami pour la vie, il va suivre des cours d'histoire de François Guizot notamment. Brigitte Krulic note que « l'étude de l'histoire, celle en premier lieu des révolutions, est pour lui la voie d'accès obligatoire pour accéder à la compréhension des mécanismes à l'oeuvre dans la société contemporaine, ce qui constitue son objectif primordial ».
Sur fond de révolution de 1830, Tocqueville voulait quitter la France, aller voir ailleurs. L'historienne souligne que « le spectacle des journées révolutionnaires et le spectre menaçant de la République sanguinaire qu'elles ont conjuré suscitent en lui le désir de juger sur pièces le fonctionnement du système républicain mis en place depuis plusieurs décennies de l'autre côté de l'Atlantique ».
Aventurier
Alors le juriste aristocrate devint un voyageur, voire un aventurier. Brigitte Krulic évoque ce voyage dans des pages savoureuses. Tocqueville le fit avec son ami Gustave avec pour mission (officielle) de rédiger un rapport sur le système pénitentiaire américain. En fait, ce travail leur a permis d'entrer au coeur du système politique américain, d'en rencontrer les représentants, de traverser les vastes et rudes étendues du jeune pays, et de constater les ravages de l'esclavage dans le Sud. Tocqueville va, dès lors, commencer à l'étudier et à tirer quelques conclusions à son retour en France en 1832. Conclusions que l'on retrouvera trois ans plus tard dans le premier tome de De la démocratie en Amérique, suivi d'un second en 1840.
Ce livre connut un grand succès et permit à Tocqueville de se lancer dans la politique (il fut un éphémère ministre des Affaires étrangères de Louis Napoléon Bonaparte) et de devenir académicien. Plus important encore, cette étude que chacun peut lire aujourd'hui, car elle est éditée depuis des lustres en livre de poche, nous permet encore de comprendre ce qu'est au fond une démocratie contemporaine ; ses qualités (la souveraineté du peuple et « l'égalité des conditions ») mais aussi ses défauts (le conformisme et souvent la médiocrité, fruits de cette souveraineté populaire).
Un passage célèbre de cette oeuvre met en évidence le risque de dérive de la démocratie. Brigitte Krulic écrit, reprenant l'analyse de Tocqueville, que « la démocratie non tempérée peut facilement conduire à une forme inédite et redoutable de despotisme lorsque les individus isolés font face à un Etat tout puissant qui, sous couvert de les protéger, les asservit ». Les tout derniers chapitres brossent un tableau célèbre et saisissant de la « foule d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme ».
Il faut lire Tocqueville, qui s'est aussi intéressé à l'Algérie coloniale et a écrit un livre célèbre aussi sur la Révolution, L'ancien régime et la révolution, en 1856. Auparavant, la lecture de l'ouvrage de Brigitte Krulic vous permettra d'avoir une idée à la fois générale et précise sur cet homme qui vécut plusieurs vies.
Brigitte Krulic est l’invitée du magazine Idéessur RFI dimanche 23 avril à 15h10 TU.